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prouve, au contraire, par là, que certainement il n'a pas l'intention de le dégrader, que peut-être même il se propose d'en augmenter la valeur.

L'autre méthode, positive, résout, selon Bentham, le problème de distribuer plus équitablement la richesse, sans désappointer aucune attente. Le seul médiateur entre les intérêts contraires de l'égalité et de la sûreté, c'est le temps. « Voulez-vous suivre les conseils de l'égalité sans contrevenir à ceux de la sûreté, attendez l'époque naturelle qui met fin aux espérances et aux craintes, l'époque de la mort ». Alors, en effet, pendant un instant, la propriété se trouve sans propriétaire, le législateur peut en disposer sans blesser les attentes du propriétaire primitif, qui n'est plus, sans blesser, du moins au même degré, celles des héritiers et des légataires, qui ne sont pas encore propriétaires 40. D'où la possibilité d'une série de mesures législatives, tendant à l'égalité sans léser la sûreté.

En matière d'expropriation, Bentham tient qu'il y a une condition indispensable, exigée par le principe de la sûreté, sans laquelle toute réforme est un plus grand abus que ceux qu'on prétend corriger, celle d'un dédommagement complet accordé à ceux dont on diminue les appointements ou dont on supprime les charges. La société trouve un bénéfice à accorder de telles indemnités : «< car le mal du dédommagement s'arrête, pour la société, avec la vie des individus à qui l'indemnité est accordée; la société trouve un bénéfice légitime à la conversion de rentes perpétuelles en rentes viagères11.

C'est en vertu du même principe que, pour dissoudre les ordres monastiques et les couvents, il suffirait de défendre à ces sociétés de recevoir de nouveaux sujets. Elles disparaîtraient graduellement, et les individus ne souffriraient aucune privation 2.

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Mais c'est surtout en matière de testaments et de successions que la méthode préconisée par Bentham trouve à s'appliquer. Le législateur doit avoir trois objets en vue dans la loi des successions pourvoir à la subsistance de la génération naissante; prévenir les peines d'attente trompée; tendre à l'égalisation des fortunes. En matière de testaments, il limitera la liberté de tester, dans la mesure où cette limitation ne sera pas un encouragement excessif à la dissipation. En matière de successions, il établira le partage égal entre les enfants, et, à défaut d'ascendants et de descendants immédiats et de leurs descendants directs, l'application des biens au fisc, sous réserve, en vertu du principe posé ci-dessus, « d'en distribuer les intérêts, en forme de rente viagère, entre tous les parents en ligne ascendante à degré quelconque, à portions égales ». On peut objecter à cette disposition législative que « les collatéraux qui se trouvent exclus peuvent être dans le besoin », mais ce n'est pas directement sur le principe de l'utilité et de la considération des besoins que la doctrine de Bentham fonde le droit de propriété, c'est sur le principe de la sûreté et la considération des attentes; et les collatéraux en question « ont pour ressource naturelle la propriété de leurs auteurs respectifs, et ils n'ont

pu asseoir leur attente et fixer leur plan de vie que sur cette base ».

La philosophie de l'utilité, qui se donne pour une philosophie réaliste, s'oppose donc, en matière de droit civil, à la philosophie contractuelle, qui est comme nourrie de notions vagues et de fictions légales. Si, d'ailleurs, c'est à Helvétius et à Beccaria que Bentham emprunte, comme nous allons voir, sa théorie du droit pénal, la critique de la notion de contrat et la théorie du droit de propriété sont incontestablement empruntées à Hume. Or, nous avons distingué, chez Hume, deux tendances, l'une au naturalisme, l'autre au rationalisme : visiblement, c'est la première qui triomphe ici sur la seconde. Bentham affirme la «prééminence » du bien de la sûreté sur le bien de l'égalité. Que la sûreté soit un bien, cela présente l'évidence d'un axiome; que l'égalité soit un bien, cela doit être démontré malhématiquement, en remontant à d'autres axiomes. On pourrait même se demander si Bentham, en faisant de l'égalité un des buts dictincts de la loi civile, n'a pas obéi à une préoccupation d'ordre extrinsèque. C'est une de ses thèses que le principe sentimental est confus et vague, mais non pas radicalement faux comme le principe ascétique; généralement, il coïncide, dans ses conclusions, lorsqu'elles ont été convenablement analysées, avec le principe de l'utilité. Or, la notion d'équité est une notion courante en philosophie juridique : le problème, pour le philosophe de l'utilité, serait donc de

découvrir des détours logiques propres à conférer à cette notion vague le caractère d'une vérité mathématiquement exacte et rigoureuse; et c'est ce qu'essaierait de faire Bentham. Mais, si le principe de la sûreté est le principe fondamental, chez Bentham, du droit civil, sa philosophie juridique apparaît donc essentiellement comme une philosophie de la tradition, un empirisme. Pas de droit naturel vrai pour tous les temps et pour tous les pays. Autant de droits distincts que d'habitudes, d'associations d'idées invétérées, dans chaque siècle et dans chaque nation. Comment des associations d'idées fortuites, contingentes, variables, produisent-elles le semblant d'un ordre? C'est le mystère de la nature, devant lequel le naturalisme de Hume nous invite à incliner notre raison.

Mais la nouvelle morale de l'utilité recèle, en outre une tendance rationaliste déjà sensible chez Hume, beaucoup plus forte chez Helvétius et chez Bentham. On peut conjecturer que la philosophie du droit civil, chez Bentham, tend à l'égalitarisme, dans la mesure, où l'inspiration rationaliste tend, par instants, à y prédominer sur l'inspiration naturaliste.

Le rationaliste croit à la toute-puissance de la vérité et de la science n'est-ce pas cette croyance qui encourage en ce moment même le philosophe de l'utilité à préparer la constitution d'une science exacte de la morale et de la politique? De même que la science assure à l'homme la puissance de transformer, à son gré et sans limite, la nature physique, de même elle

devra lui assurer, si elle ne ment pas à ses promesses, la possibilité de transformer sans limites la nature humaine. Les causes physiologiques et physiques sont négligeables l'éducation a la faculté de transformer sans limites le caractère humain, de faire tous les hommes intellectuellement égaux et dès lors dignes de posséder des richesses égales. C'est la théorie d'Helvétius, le maître de Bentham. Hartley, de même, chez qui la loi du progrès indéfini était une loi strictement intellectuelle, dérivée de la loi de l'association des idées, affirmait la tendance nécessaire du genre humain vers un état final, où tous seraient à la fois parfaitement heureux et parfaitement égaux Hartley, lui aussi, est un des inspirateurs de Bentham.

Le rationaliste est disposé, en outre, à négliger le particulier, pour ne s'attacher qu'à la considération du général : l'existence de « faits généraux» lui fournit un moyen commode pour distinguer, par un détour, le nécessaire de l'accidentel. Étant donné qu'il existe des individus, il trouvera donc commode d'admettre d'abord que tous les individus peuvent être tenus pour sensiblement égaux. Que ce soit là une convention et un postulat, Bentham l'admet dans une « observation générale » qui précède ses « propositions de pathologie sur lesquelles se fonde le bien de l'égalité ». Après avoir énoncé cet « axiome » que « chaque portion de richesse a une portion correspondante de bonheur », il ajoute assurément que, pour parler avec rigueur, il

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