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directement sur la notion d'utilité. La raison naturelle, à l'en croire, « nous dit que les hommes, une fois nés, ont droit à leur conservation, et, conséquemment, aux aliments et aux autres choses que la nature fournit pour leur subsistance », et encore : « Dieu, qui a donné le monde aux hommes en commun, leur a aussi donné la raison afin d'en faire usage au mieux de la vie et des convenances 1». Mais possédons-nous une mesure de l'utilité des choses? Et d'abord de quelle utilité s'agit-il ? De l'utilité apparente, celle dont nous trouverions la définition dans l'expression des désirs de chaque individu? Mais est-il sûr que le désir soit la mesure du besoin? Ne désirons-nous pas posséder sans limite? et le plaisir de posséder sans jouir ne constitue-t-il pas lui-même une jouissance, qui doit être prise en considération comme toute autre, au point de vue du principe de l'utilité? Ou bien s'agit-il de l'utilité réelle et absolue, conçue comme indépendante des préférences individuelles et momentanées ? Mais comment la mesurer ? Considère-t-on peut-être comme possible de chercher une mesure objective de l'utilité qui résulterait de la possession d'un objet, non pas dans l'expression verbale d'un désir, mais dans la quantité de travail qu'un individu donné est disposé à fournir pour en acquérir la possession? On serait amené de la sorte, en partant de la notion d'utilité, à fonder le droit de propriété sur la notion du travail. C'est ce que fait encore Locke. Quoique la terre et toutes les créatures inférieures soient, nous dit-il, communes à tous les hommes, cepen

«

dant chaque homme a la propriété de sa propre personne: sur celle-ci nul n'a de droit que lui-même. Le travail de son corps et l'œuvre de ses mains, pouvons-nous dire, sont proprement siens. Tout ce qu'il retire de l'état où la nature l'a mis et laissé, il y a mêlé son travail, il y a joint quelque chose qui est sien, et, par là, en fait sa propriété... C'est cette loi de la raison qui fait que le cerf appartient à l'Indien qui l'a tué 15 ». Ces deux notions de la propriété, cependant, quoique nous ayons essayé de montrer par quels intermédiaires logiques il serait possible de passer de l'une à l'autre, restent distinctes; le désir de posséder peut nous pousser à travailler et à produire au delà de nos besoins : « si le fait de recueillir les moissons et autres fruits de la terre constitue un droit sur ces choses, alors chacun peut en accaparer autant qu'il veut ». Locke admet la contradiction et spécifie que la même loi de nature qui nous donne par ce moyen la propriété, limite aussi cette propriété. « Dieu nous a donné toutes choses abondamment >> (I. TIM. VI, 12), c'est la voix de la raison confirmée par la révélation. Mais jusqu'à quel point nous les a-t-il données ? Pour en jouir. Autant chacun peut employer d'une chose dans l'intérêt de son existence avant qu'elle se gâte, telle est la quantité de la chose dans laquelle il peut fixer sa propriété tout ce qui excède cela est plus que sa part et appartient à d'autres. Rien n'a été fait par Dieu pour que l'homme le gâte ou le détruise16. » Or, la nature ne règle pas d'elle-même la quantité de travail fourni sur l'utilité de l'objet. Elle cbtient ce

résultat, selon Locke, dans une société primitive où les produits du travail se corrompent rapidement et ne peuvent, par suite, être conservés d'une façon durable par le producteur; mais il cesse d'en être ainsi avec l'invention de la monnaie, signe conventionnel de la valeur qui se laisse accumuler sans limite et conserver indéfiniment. Locke aurait pu ajouter que la société ne règle pas non plus la propriété sur la quantité de travail; car l'individu qui a travaillé est libre de transmettre la propriété de son travail à un individu qui n'a pas travaillé. Donc, la théorie de Locke, soit qu'elle fonde le droit de propriété sur l'utilité, soit qu'elle le fonde sur le travail, est doublement révolutionnaire. Priestley, disciple de Locke, fonde « l'idée même de propriété, comme de tout autre droit », sur la considération du bien général de la société sous la protection de laquelle on jouit du droit en question « Rien, déclare-t-il, n'appartient en propre à personne, si ce n'est ce que des règles générales qui ont pour objet le bien de l'ensemble lui assignent ». Et il en tire cette conclusion, que, dans tous les cas où les propriétaires abusent de leurs droits, « ce tribunal suprême et redoutable, dans lequel tous les citoyens ont voix égale, a le droit d'en exiger l'abandon 1». D'autre part, Adam Smith, dans sa théorie économique de la valeur, s'inspire également de Locke, fonde la valeur sur le travail : tous les économistes politiques utilitaires lui emprunteront cette théorie. Dès lors Adam Smith ne peut faire autrement que de constater la distance qui

».

sépare la société actuelle, avec ses capitalistes et ses propriétaires fonciers, d'une société où chacun reçoit le produit de son travail: nous verrons, au temps de la Révolution française, William Godwin s'emparer des observations d'Adam Smith, et, en se fondant sur le principe de l'utilité, formuler, pour la première fois, dans le monde moderne, une doctrine à la fois communiste et anarchiste.

Mais, d'un autré côté, Hume, dans son « Traité de la Nature Humaine », se place à un point de vue tout différent. Il distingue trois espèces de biens : les biens de l'esprit, les biens du corps et enfin les biens extérieurs, ceux que nous confèrent notre travail ou la fortune. Or, les biens de la troisième catégorie sont exposés à subir la violence des autres hommes; de plus, ils ne sont pas en quantité suffisante pour subvenir aux désirs et aux besoins de tous 18. Il faut donc fixer des règles générales «< » pour la défense de la propriété; mais ces règles « ne sont pas dérivées d'une utilité ou d'un avantage, que l'individu ou le public peuvent recueillir de la jouissance des biens particuliers donnés, en sus de l'utilité qui pourrait résulter de leur possession par quelque autre personne ». D'une part, en effet, la même chose peut, dans le même instant, être également utile à plusieurs personnes. Ensuite, la détermination de l'utilité d'une chose est soumise à trop de controverses, et les hommes sont, lorsqu'ils en jugent, trop partiaux et trop passionnés, pour qu'elle puisse fonder une règle générale et fixe. Le jour où les hommes

voudront se mettre d'accord pour établir une règle de justice, «< il devra immédiatement se présenter à eux, comme l'expédient le plus naturel, que chacun continue à jouir de ce dont il est à présent le maître, et que la propriété et la possession constantes soient associées à la possession immédiate » 19. Tel est l'effet de l'habitude, qu'elle nous rend difficile de vivre sans la possession des objets que nous avons longtemps possédés, facile de vivre sans la possession de ceux dont nous n'avons jamais joui. Ce n'est donc sur la considération directe ni de l'utilité, ni du travail (car seul le pouvoir de l'association des idées unit l'idée du travailleur avec l'idée du sol sur lequel il travaille), mais de l'habitude et des associations invétérées, que Hume fonde le droit de propriété. L'occupation est un titre de propriété; et, sans doute, il y a pour cela une raison générale d'utilité : les hommes ne sont pas disposés à laisser la propriété en suspens, même pendant l'espace de temps le plus court, ni à ouvrir le moindre accès à la violence et au désordre. Mais il y a surtout une raison précise tirée de l'association des idées : « la première possession est toujours celle qui attire le plus l'attention; et, si nous la négligions, il n'y aurait pas l'apparence d'une raison pour assigner la propriété à une possession subséquente quelconque » 20. Il en va de même, à plus forte raison, de la prescription 21. Il en va de même encore du cas où nous acquérons la propriété des objets par accession; nous sommes propriétaires des fruits de notre jardin, du cret de notre troupeau, en vertu de l'opération nor

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