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Dans l'histoire, ils ont existé avant l'établissement des lois, ils ont été le seul lien social entre les hommes avant qu'il y eût des gouvernements les parents ont nourri leurs enfants, avant que les lois leur en fissent un devoir. Aujourd'hui encore, il y a un grand nombre de services de bienveillance, de bienséance, d'intérêt mutuel, qui se rendent librement; et, quelque nombre d'obligations nouvelles que la loi puisse créer, sur bien des points la sociabilité devra toujours suppléer à l'impuissance de la loi. La notion des services est donc antérieure à celle des obligations; et, en matière de droit civil, la notion première, pour qui se place au point de vue de l'utilité générale, ce n'est pas la notion d'obligation, c'est la notion de service 1.

D'où une révolution dans la terminologie juridique, révolution dont les conséquences dernières ne semblent pas avoir été tirées encore dans les « Traités de Législation ». Bentham y distingue entre les droits sur les choses (Robinson Crusoé vécut bien des années sans exercer de puissance sur aucune personne, il ne l'aurait pu sans en exercer sur les choses) et les droits sur les services, c'est-à-dire sur les diverses manières dont l'homme peut être utile à l'homme, soit en lui procurant quelque bien, soit en le préservant de quelque mal. Mais n'en est-il pas de cette distinction verbale comme de la distinction, classique en droit romain, et retenue par Blackstone, entre les jura personarum et les jura rerum? Jura rerum signifie « droits sur les choses», et c'en est assez pour faire tomber toute la classification :

que

car, sous le chef des « droits des personnes », il est question de droits sur les choses à peu près autant de droits sur les personnes droits de l'époux sur les biens de l'épouse, droits du fils sur les biens du père, et ainsi de suite. Ne faudra-t-il donc pas aller jusqu'à dire, comme fera plus tard James Mill3, disciple de Bentham, que les droits sont des pouvoirs, plus ou moins étendus, que le Gouvernement garantit à un individu de faire servir une personne ou une chose à la satisfaction de ses désirs. Mais satisfaire le désir d'un individu, c'est lui rendre un service: le terme de service ne peut-il donc s'appliquer également aux personnes et aux choses.? Il a été employé par les juristes, tant romains qu'anglais, dans un sens restreint : ne conviendrait-il pas de l'employer maintenant à désigner la totalité des moyens propres à la satisfaction de nos désirs, que nous sommes autorisés, en vertu de droits, à tirer soit des personnes, soit des choses? Or la révolution est une révolution dans les choses, et non pas seulement dans les mots. L'examen de la classification des obligations chez Bentham permet de voir l'opposition profonde des deux théories: ce que nous avons appelé la théorie professionnelle ou « technique », et la théorie «< naturelle ».

On peut, nous dit Bentham, rapporter à trois chefs les moyens d'acquérir les droits sur les services, en d'autres termes, les causes qui déterminent le législateur à créer des obligations. La première de ces causes, c'est l'existence d'un besoin supérieur, c'est-à-dire d'un « besoin

de recevoir le service supérieur, à l'inconvénient de le rendre ». Les devoirs du père envers ses enfants peuvent être onéreux pour lui, mais ce mal n'est rien à côté de celui qui résulterait de leur abandon. Le devoir de défendre l'État est peut-être encore plus onéreux; mais, si l'État n'est pas défendu, il ne peut plus exister. La seconde de ces causes, c'est l'existence d'un service antérieur, c'est-à-dire d'un << service rendu, en considération duquel on exige, de celui qui en a retiré le bénéfice, un dédommagement, un équivalent en faveur de celui qui en a supporté le fardeau ». C'est ce qui fonde les droits des pères sur les enfants, lorsque, dans l'ordre de la nature, la force de l'âge mûr succède à l'infirmité de l'enfance; c'est ce qui fonde encore le droit des femmes à la durée de l'union, lorsque l'âge a effacé leur beauté, premier mobile de l'attachement. Ou enfin, pour prendre des exemples plus particuliers, un chirurgien a donné des secours à un malade qui avait perdu le sentiment et qui était hors d'état de les réclamer; un dépositaire a employé son travail, ou a fait des sacrifices pécuniaires pour la conservation du dépôt sans en être requis dans l'un et l'autre cas, le malade est légalement l'obligé du chirurgien, le déposant du dépositaire. La récompense pour les services passés est le moyen de créer des services futurs. Reste la troisième cause; et c'est l'existence d'un pacte, d'une convention, d'un contrat, c'est-à-dire d'une « passation de promesse entre deux ou plusieurs personnes, en donnant à

savoir qu'on le regarde comme légalement obligatoire ». Or, il est aisé de voir que l'ordre dans lequel viennent d'être énumérées ces trois sources de l'obligation est exactement inverse de celui où elles devraient l'être si nous adoptions la conception professionnelle ou technique de l'obligation.

dire

A ce dernier point de vue, en effet, la forme typique, parfaite, de l'obligation, c'est celle qui naît du contrat. De toutes les formes de l'obligation, celle-ci est, en effet, la plus formaliste: les deux parties ont été mises en présence et ont convenu, dans un acte en forme, de toutes les conditions auxquelles elles acceptent de se plier à l'avenir. Puisque les formalités ont été remplies à l'origine, l'engagement doit être respecté. Mais que alors du cas où l'obligation se fonde sur un «< service antérieur » ? Le juriste qui conçoit l'existence d'un contrat préalable comme la source vraiment légitime de l'obligation s'en tirera par une fiction, dira qu'il y a là une obligation quasi ex contractu, que tout s'est passé comme s'il y avait eu contrat. En d'autres termes, là où le langage de l'utilité est simple et direct, la philosophie traditionnelle du droit est obligée de recourir à des fictions et à des détours d'expression. Enfin tous les systèmes juridiques, quels qu'ils soient, sont contraints d'admettre certains cas où l'obligation est fondée, purement et simplement, sur un «< besoin supérieur». Même les juristes qui considèrent le pacte comme faisant loi par lui-même, le contrat comme sacré en tant que contrat, sont amenés à reconnaître qu'un

contrat peut être cassé pour cause d'utilité publique, ou en cas de force majeure. Mais, par là, ils réfutent leur théorie elle-même. Si, en effet, le contrat doit être cassé, purement et simplement parce qu'il vaut mieux, au point de vue de l'utilité générale, qu'il ne soit pas observé, c'est donc que le principe de l'utilité, et non le principe du contrat, est souverain en matière de législation. Au lieu de considérer le cas de « besoin supérieur » comme une exception à la règle générale, mieux vaut considérer, tout au contraire, ce cas comme étant le cas typique et primitif. Les juristes, dans les cas où le contrat est annulé, se tirent généralement d'affaire en déclarant que le marché était nul en soimême nouvelle et inutile fiction 5. Aucun marché n'est nul en soi-même, aucun n'est valide en soi-même. C'est la loi qui, dans chaque cas, leur donne ou leur refuse la validité. Mais, soit pour les permettre, soit pour les interdire, il lui faut des raisons. Pas plus en jurisprudence qu'en physique, il ne faut admettre de génération équivoque. Or, ce que le pacte sert à prouver, c'est l'intérêt des parties contractantes. Cette raison d'utilité fait sa force, et c'est par elle seule qu'on distingue les cas dans lesquels il doit être confirmé et ceux dans lesquels il doit être annulé.

Parmi les neuf cas énumérés par Bentham, où, à l'en croire, la loi ne doit pas ratifier le contrat, et où les intérêts des parties doivent être réglés comme si le marché n'existait pas, attachons-nous au premier, le cas de << réticence » indue, celui où l'objet acquis se

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