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Bentham. Mais Bentham se vante de n'avoir pas été, même alors, dupe de ses formules. Si l'un et l'autre se placent à un point de vue systématique, ils n'appliquent pas, l'un et l'autre, la même méthode à la constitution de leur théorie juridique 3. Blackstone procède en expositor, il enseigne le droit « tel qu'il est » ; Bentham procède en censor, qui enseigne le droit « tel qu'il doit être ». De tous les arrangements de la matière juridique qui ont été proposés jusqu'à présent, l'arrangement que nous offre Blackstone est peutêtre le meilleur : ce n'en est pas moins, par opposition à l'arrangement «< <«< naturel », c'est-à-dire à celui qui se fonde sur la connaissance des lois générales de la nature humaine, un arrangement « technique », c'est-à-dire fondé sur la connaissance des règles traditionnelles de la corporation judiciaire. La science du droit telle que l'expose Blackstone n'est pas une science de raisonnement, mais une science d'érudition, a learning, ou encore, selon l'expression de Beccaria, « une tradition domestique ». Si elle repose sur des principes, ce ne sauraient être que des principes nominaux, fictifs, inventés pour les besoins de conséquences une fois données, ou bien même que l'on ne peut adapter à ces prétendues conséquences, si ce n'est par une série de fictions légales. Le disciple d'Helvétius, qu'il s'appelle Beccaria ou Bentham, épris de rigueur logique, passionné pour le bien général, hostile à tous les intérêts de classe, a conscience que les intérêts de la corporation judiciaire, comme de toutes les autres corporations, sont

« sinistres»>», contraires aux intérêts du public, et vise à substituer, en matière de droit, aux fictions techniques, la réalité du principe de l'utilité, du plus grand bonheur du plus grand nombre.

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Les Traités de Législation » de 1802 distinguent entre le droit substantif et le droit adjectif". Le droit adjectif comprend l'ensemble des lois de procédure, qui définissent la manière dont les lois, une fois établies, devront être appliquées par les Tribunaux, sans divergence entre les intérêts du juge et ceux du public. Mais, dans l' << Introduction aux Principes de la Morale et de la Législation », Bentham ne fait pas allusion à cette division fondamentale la réforme de la procédure ne l'a encore, à cette date, occupé qu'en passant, et c'est seulement à la théorie du droit substantif qu'il songe lorsqu'il propose de diviser le droit tout entier en droit civil, droit pénal, et droit constitutionnel. D'ailleurs, il n'a pas encore traité systématiquement du droit constitutionnel.. Le droit civil et le droit pénal sont, à cette date, les objets spéciaux de son étude. Bentham distingue entre la loi simplement impérative, celle qui s'énonce, par exemple, sous cette forme il est interdit de voler, et la loi punitive, qui s'énonce sous la forme suivante : quiconque aura volé sera condamné à être pendu. La définition des droits (ou, ce qui revient au même, car es deux termes sont inséparables comme ils sont réciproques, des obligations) constitue le droit civil; la définition des actes par lesquels les droits sont violés, c'està-dire des délits (ou, ce qui revient au même, et par

réciproque, des peines), le droit pénal". L'État, envisagé dans l'exercice de ses fonctions judiciaires, crée des obligations, et réprime les manquements à ces obligations par des peines. Or, l'existence même des délits prouve que ni le principe de la fusion des intérêts ne se vérifie en ces matières, puisque, à chaque délit qui se commet, les sentiments d'antipathie prévalent sur les sentiments de sympathie, ni le principe de l'identité naturelle des intérêts, puisque les individus trouvent leur intérêt, au moins apparent, à léser l'intérêt du prochain. Le problème qui se pose pour l'homme d'État est de définir les obligations et de définir les peines dans des conditions telles que l'intérêt privé soit amené artificiellement à coïncider avec l'intérêt public « la loi seule a fait ce que les sentiments naturels n'auraient pas eu la force de faire 10

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I

DROIT CIVIL

Le droit civil a pour objet la définition des droits. Mais les droits entraînent toujours des obligations. Si j'obtiens un droit aux services d'un autre homme, une obligation est, du même coup, imposée à cet homme de me rendre les services en question. Si un droit m'est conféré à l'usage et à la libre disposition d'un cheval, les autres hommes subissent, par là même, l'obligation de s'abstenir de l'employer. Or, l'obligation peut être conçue de deux manières différentes, selon qu'on se place au point de vue professionnel, où se place le membre de la corporation judiciaire, ou au point de vue « naturel », où se place le philosophe de l'utilité.

Au premier point de vue, qui est le point de vue formaliste, ou « technique », l'essence de l'obligation, c'est le respect de la formalité juridique. J'ai prêté serment, selon les rites prescrits, d'agir, de telle manière

déterminée, à tel instant déterminé de l'avenir. Donc, je dois agir de cette manière-là. Pourquoi ? Parce qu'il est de l'essence du serment d'être tenu, parce que la formalité juridique doit être observée. A ce point de vue, la notion d'obligation est une notion première et irréductible; et l'obligation est un bien, puisque obligation, c'est, par définition, conformité à l'ordre légal.

Le point de vue de l'utilité est inverse. En créant des obligations, la loi retranche nécessairement, dans la même proportion, de la liberté : il est impossible de créer des droits, de protéger la personne, la propriété, et la liberté elle-même, si ce n'est aux dépens de la liberté. Mais toute restriction imposée à la liberté est suivie d'un sentiment naturel de peine plus ou moins grand. Donc imposer une obligation, c'est infliger une douleur ou priver d'un plaisir. Or la douleur est un mal, le plaisir est un bien. Donc toute obligation est un mal. Si une obligation quelconque doit être justifiée, elle ne saurait contenir en soi, comme le veut la pseudophilosophie des juristes professionnels, le principe de sa propre justification; elle ne peut être justifiée qu'à titre de mal nécessaire, par son utilité relative.

Toute obligation qui m'est imposée devra donc, au point de vue où l'on se place maintenant, se traduire par un service que je rends à un autre : c'est le service qui justifie et, en même temps, limite l'obligation. Observons, d'ailleurs, que, si l'obligation suppose le service, le service, réciproquement, ne suppose pas l'obligation. On peut rendre des services sans y être obligé.

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