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ou encore les quatre dimensions, du plaisir ou de la peine. Mais la valeur d'un plaisir ou d'une peine, considérés par rapport aux plaisirs et aux peines dont ils peuvent être suivis ou accompagnés, varie selon deux circonstances nouvelles sa fécondité, la chance qu'il présente d'être suivi de sensations du même genre; sa pureté, la chance qu'il présente de n'être pas suivi de sensations du genre opposés. A ces six éléments, il faudra en ajouter un septième, si l'on envisage non plus une personne considérée en elle-même, mais un certain nombre de personnes, à savoir l'extension, c'est-à-dire « le nombre de personnes à qui le plaisir s'étend, en d'autres termes, qui en sont affectées». Grâce à la connaissance de ces éléments, la formule du plus grand bonheur du plus grand nombre prend une signification scientifique. Bentham a essayé de définir, jusque dans le détail, les règles de son arithmétique morale. Tous les nombres sur lesquels elle opère ne sont pas de même nature. L'intensité d'un plaisir a un minimum : le plus faible degré de plaisir qui se laisse distinguer d'un état d'insensibilité. La durée d'un plaisir a un minimum : la moindre portion de durée qui soit perceptible à la conscience. A partir de leur minimum pris comme unité, l'intensité et la durée d'un plaisir sont des grandeurs susceptibles de croitre sans limite. La proximité d'un plaisir a pour maximum la réalité actuelle de ce plaisir. La probabilité d'un plaisir a pour maximum la certitude absolue qui appartient à un plaisir actuellement éprouvé.

A partir de ce maximum pris pour unité, la proximité et la certitude d'un plaisir sont des grandeurs qui décroissent sans limite. Les degrés d'intensité et de durée doivent donc s'exprimer par des nombres entiers, et les degrés de proximité et de certitude par des fractions. En outre, toutes les opérations de l'arithmétique morale ne sont pas de même nature. On additionne les plaisirs de valeurs diverses; mais on multiplie la valeur d'un plaisir donné par le nombre des individus qui l'éprouvent; on multiplie entre eux les éléments qui constituent la valeur : les nombres qui expriment l'intensité par ceux qui en expriment la durée, les nombres qui expriment la grandeur par ceux qui en expriment la proximité ou la probabilité 139. Sans doute, Bentham n'espère pas que cette méthode de calcul puisse être appliquée, dans sa rigueur, à tous les jugements d'approbation et de désapprobation morales, à tous les actes législatifs. Mais on peut l'avoir toujours présente à l'esprit : mieux on s'y conformera, plus on donnera à la morale le caractère d'une science. exacte 140.

L'hypothèse sur laquelle repose la théorie du calcul des plaisirs et des peines, c'est que tous les plaisirs et toutes les peines sont comparables sous le rapport quantitatif. Or, lorsqu'il s'agit de la quantité extensive, il faut que les objets étudiés soient homogènes pour être comparables. Bentham admet cependant que les plaisirs (comme aussi les peines) sont hétérogènes entre eux, constituent des espèces distinctes, et est

amené, dès lors, à concevoir la science de la législation comme une science de classification et non plus comme une science de calcul. Après avoir présenté «< ce qui appartient pareillement à toutes les sortes de plaisirs et de peines », il en vient à « montrer, chacune isolément, les diverses sortes de peines et de plaisirs Il distingue quatorze plaisirs simples, douze peines simples, et demande, d'ailleurs, qu'on distingue, parmi ces sentiments de plaisir et de peine, ceux qui, supposant un plaisir ou une peine, éprouvés par une autre personne, peuvent être appelés extra-personnels (extraregarding), et ceux qui, ne supposant rien de semblable, peuvent être appelés personnels (self-regarding). Ainsi se trouvera vérifiée, d'une manière inattendue, une idée maîtresse de la nouvelle morale, la thèse de la prédominance de l'égoïsme: car, si l'on excepte les quatre classes constituées par les plaisirs et les peines de la bienveillance et de la malveillance, tous les sentiments de plaisir et de peine que Bentham énumère sont des sentiments personnels 142.

Or, sur quel principe toute cette classification est-elle fondée ? Il peut sembler, à première vue, que ce soit une classification par les causes; mais Bentham lui-même nous interdit de l'interpréter ainsi. « Ce qui fait, nous dit-il, qu'une somme de plaisirs est regardée comme consistant dans un seul plaisir complexe, plutôt que dans divers plaisirs simples, c'est la nature de la cause stimulante. Tous les plaisirs qui sont excités à la fois par l'action de la même cause sont de nature à être

considérés comme ne constituant tous ensemble qu'un seul plaisir 43: l'identité de la cause peut donc bien faire l'unité du phénomène complexe, mais non pas la simplicité. La simplicité consistera-t-elle donc dans l'irréductibilité du phénomène à l'analyse ? « Les peines et les plaisirs peuvent être désignés, nous dit Bentham, par la dénomination commune de perceptions intéressantes (interesting perceptions). Les perceptions intéressantes sont ou simples ou complexes. Les perceptions simples sont celles dont aucune ne peut être résolue en plusieurs ; les perceptions complexes sont celles qui sont résolubles en diverses perceptions simples » 144. Mais, s'il existe un nombre, petit ou grand, d'espèces simples de sensations, irréductibles entre elles, qu'advient-il de la possibilité d'un calcul des phénomènes de la sensibilité, d'une comparaison quantitative des plaisirs et des peines? Je sais, je suis capable de prévoir qu'un homme préférera une heure de travail à deux heures de travail, deux francs de salaire à un franc de salaire, mais je ne sais pas, si ce n'est par observation et pour un cas particulier, je ne puis prévoir d'une façon générale, si un homme préférera satisfaire sa faim, ou son besoin d'exercice, ou son besoin de dévoùment. La science de la nature implique la possibilité de réduire l'hétérogène à l'homogène, ou du moins de ramener les phénomènes hétérogènes à un mode commun de représentation par l'homogène. Est-ce que le goût de la classification ne fait pas tort, chez Bentham, à l'esprit d'analyse ? En réalité, le goût de la classification

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répond, chez Bentham, à une préoccupation très sérieuse et très scientifique, qui est, encore une fois, de mettre fin, en morale, à l'ère du subjectivisme, de fonder une morale objective.

Pour qui accepte le principe de l'utilité, les plaisirs et les peines qui résultent d'un acte en font la valeur. Sans doute, lorsqu'il s'agit d'apprécier une action, il n'est pas indifférent de savoir si, oui ou non, elle a été intentionnelle mais c'est dans la mesure où l'intention implique, chez l'agent, la conscience des conséquences de l'acte, et justifie, de la part du public, la crainte d'une récidive 145. Au contraire une opinion commune porte à croire que l'intention emprunte son caractère moral non pas aux conséquences de l'acte intentionnel, mais aux motifs qui l'ont inspiré. Or, le motif est toujours un plaisir ou une peine un plaisir que l'on s'attend à voir continuer ou produire par l'acte en question, une peine que l'on s'attend à voir interrompre ou prévenir. Et le plaisir, pris en soi, est un bien, il est même le bien absolu; la peine, prise en soi, est un mal, elle est même le mal absolu. Il faut donc dire, contrairement à l'opinion commune, qu'il n'existe pas une espèce de motif qui soit en elle-même mauvaise 146. Mais, si cette proposition est vraie, l'étude scientifique des motifs devient délicate. Car, pour les étudier, nous sommes bien obligés de nous servir de mots; or, le langage courant est mal fait, et emploie, pour désigner les motifs, des mots auxquels s'attache inséparablement, selon une observation déjà faite par Hartley 47, une acception

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