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LA MORALE COMME ART ET COMME SCIENCE. 41

fonder, pour la première fois, l'art de la morale et de la législation sur une science objective des mœurs. Le principe de l'utilité diffère des autres préceptes moraux, qui ont été successivement proposés, en ce qu'il énonce non pas une préférence subjective du moraliste, mais une vérité de fait, une loi objective de la nature humaine. Il n'est pas susceptible d'une preuve directe: car ce qui sert à prouver tout le reste ne peut soimême être prouvé. Mais c'est un fait d'observation qu'il n'y a pas ou qu'il n'y a jamais eu de créature humaine vivante assez stupide ou pervertie pour ne s'y être pas rapportée dans beaucoup, sinon dans la plupart, des occasions de la vie. C'est un principe que les hommes adoptent et appliquent en général sans y penser. Le principe sera dès lors susceptible au moins d'une preuve indirecte. On peut prouver que « lorsqu'un homme essaie de combattre le principe de l'utilité, c'est avec des arguments empruntés, sans qu'il s'en rende compte, à ce principe même. Ses arguments, s'ils prouvent quelque chose, ne prouvent pas que ce principe soit faux, ils prouvent que, dans les applications qu'il suppose en être faites, il est mal appliqué 127 ». Mais le principe de l'utilité approuve ou désapprouve les actions selon leur tendance à augmenter ou diminuer le bonheur des individus considérés. Par conséquent, dire que tous les hommes se réfèrent inconsciemment au principe de l'utilité, c'est dire que tous les hommes considèrent le bonheur comme une quantité, les plaisirs et les peines comme étant des valeurs auxquelles s'appliquent les

opérations arithmétiques, et les fins de l'action humaine comme un objet possible de science. Or cela, qui est postulé par Bentham, n'a certainement pas l'évidence d'un axiome. A l'en croire, énoncer un principe de morale autre que le principe de l'utilité, c'est en révéler le caractère contradictoire, et, par suite, le réfuter. En réalité, réfuter un principe de morale contraire au principe de l'utilité revient, dans la philosophie de Bentham, à démontrer qu'il ne peut servir de fondement à une science sociale.

Voici d'abord le principe de l'ascétisme, qui, nous dit Bentham, «< comme le principe de l'utilité, apprécie les actions humaines, selon la tendance qu'elles paraissent avoir à augmenter ou diminuer le bonheur de la partie intéressée; mais qui, à l'inverse du même principe, approuve les actions dans la mesure où elles tendent à diminuer son bonheur, les désapprouve dans la mesure où elles tendent à l'augmenter 128. » La morale du sacrifice peut-être née de cette observation qu'il convient de sacrifier le plaisir immédiat au plaisir futur le plaisir reste donc toujours la fin de l'action. Elle peut encore se fonder sur ce qu'il faut sacrifier l'intérêt des individus à l'intérêt public; mais qu'est-ce, demande Bentham, que l'intérêt public, sinon la somme des intérêts individuels? Le principe de l'ascétisme ne peut pas servir de fondement à la science du gouvernement, il n'est pas susceptible d'universalisation : quelque mérite qu'un homme ait pu croire qu'il y avait à se rendre malheureux, il ne semble pas qu'il

«

soit jamais venu à l'esprit de personne, qu'il peut y avoir mérite, encore moins obligation, à rendre les autres hommes malheureux; cependant, il apparaîtrait, que si une certaine quantité de malheur était une chose si désirable, peu importerait qu'elle fût imposée par un homme à soimême, ou par un homme à un autre homme 129 ».

Autre principe opposé au principe de l'utilité : c'est celui que Bentham appelle le principe de sympathie et d'antipathie, celui qu'il appelle encore le principe capricieux ou principe arbitraire. Sous ce chef, Bentham groupe tous les principes, à l'exclusion du principe ascétique, que les philosophes ont successivement proposés pour fonder la morale. Or, ou bien ces principes divers se ramènent au principe de l'utilité : la raison, par exemple, signifie l'obligation de viser au plus grand bonheur du plus grand nombre, le droit, ce qui est conforme à l'utilité, les lois naturelles, les prescriptions ou « dictées» de l'utilité. Mais alors à quoi bon ces expressions détournées, ou métaphoriques 130? Ou bien le principe de sympathie et d'antipathie, sous toutes ses formes, est un principe nominal, et non réel il constitue moins un principe positif qu'il ne signifie l'absence complète de principe. « Ce que l'on s'attend à trouver dans un principe, c'est la marque d'une considération extérieure, capable de contrôler et de diriger les sentiments internes d'approbation et de désapprobation : cette attente est mal remplie par une proposition qui se borne, purement

et simplement, à présenter chacun de ces sentiments comme étant à soi-même son fondement et sa règle 131 Si chaque individu essaie d'imposer aux autres ses préférences instinctives et irraisonnées, le principe arbitraire est un principe despotique; mais il n'y a point de place, dans la science, pour l'autoritarisme, pour ce que Bentham appelle, par allusion à l'autò a des Pythagoriciens, l'« ipsedixitisme ». Si les individus s'accommodent d'avoir chacun son criterium, sa manière de juger et de sentir en morale, le principe arbitraire est un principe anarchique mais il n'y a pas de place, dans la science, pour le subjectivisme, pour ce que Bentham appelle le « sentimentalisme » 132.

Bref, le principe de l'utilité seul, à l'exclusion du principe ascétique et du principe sentimental, peut servir de critérium en morale et en législation, fonder une science sociale. « L'arithmétique et la médecine sont les branches de l'art et de la science, où le législateur, dans la mesure où le maximum de bonheur est l'objet de ses tentatives, doit chercher ses moyens d'action, les peines et les pertes de plaisir produites par un acte malfaisant correspondant aux symptômes que produit la maladie 133; et c'est effectivement de l'analogie de ces deux sciences que s'inspire Bentham. En posant les règles de son arithmétique morale 134, il travaille à constituer, en quelque sorte, une morale mathématique analogue à la physique mathématique. En cherchant le principe d'une classification naturelle des motifs et des délits, il procède comme le médecin

qui classe les maladies; ou encore, pour demeurer dans le même ordre de sciences, il procède comme le botaniste, qui classe les genres et les espèces, comme le chimiste qui veut donner une langue à la science nouvelle, créer une nomenclature scientifique. La botanique, la chimie135 n'ont-elles pas été, pour Bentham, des sciences de prédilection?

Comment appliquer le calcul aux choses de la morale? Les fins que le législateur a en vue, ce sont le plaisir et l'absence de peine: il faut donc qu'il en connaisse la valeur136. Les instruments qu'il doit employer à produire ces fins, ce sont encore les plaisirs et les peines; les quatre sanctions que Bentham énumère, politique, morale, religieuse et physique, se ramènent toutes à la dernière 137, consistent toutes dans l'espérance de certains plaisirs, dans la crainte de certaines peines, dont il importe, à ce point de vue encore, qu'il connaisse la valeur. Donc, la science de la législation suppose, pour condition première, qu'une comparaison quantitative des plaisirs soit possible. Les règles de ce calcul, tous les moralistes anglais, depuis Hobbes jusqu'à Bentham, ont contribué, chacun pour sa part, à les élaborer : Bentham achève l'œuvre collective. Pour une personne considérée en elle-même, la valeur d'un plaisir ou d'une peine, considérés en soimême, sera plus ou moins grande, selon les circonstances suivantes : 1° son intensité; 2° sa durée; 3° sa certitude ou son incertitude; 4° sa proximité ou son éloignement. Ce sont, dira Bentham, les quatre éléments,

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