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acceptable son enseignement dans une Université officielle, lui interdit de devenir jamais ce que veut être Bentham: il lui manque l'intransigeance du révolutionnaire et du doctrinaire. Lorsque en 1772, la question de la subscription, de l'adhésion obligatoire aux trenteneuf articles fondamentaux de l'Église Anglicane, agite l'Université de Cambridge, et qu'une pétition se signe pour obtenir la suppression de cette formalité, Paley, malgré sa sympathie pour le parti libéral, se dérobe, alléguant plaisamment qu'il n'a pas de quoi se payer le luxe d'une conscience 112. Bentham prend plus au sérieux les questions de conscience: il se souviendra, toute sa vie, avec quelle horreur, lors de son temps d'étude à Oxford, il vit expulser cinq étudiants méthodistes pour crime d'hérésie; avec quelle horreur il se vit obligé d'adhérer publiquement, sans la foi, aux trente-neuf articles les angoisses qu'il éprouva ce jour-là, il les compare à celles de Jésus crucifié 113. Paley a beau, critiquant la théorie du «sens moral », exprimer, en des termes très voisins de ceux qu'emploiera Bentham, sa crainte « qu'un système de moralité, fondé sur des instincts, trouve des raisons et des excuses aux opinions et aux pratiques établies 14»; il est lui-même un conservateur, dont le système apporte une justification à peu près complète à toutes les institutions établies, judiciaires aussi bien que religieuses et politiques. Bentham, entré au barreau sur le désir d'un père ambitieux, y plaide à peine une ou deux fois; déjà, disciple d'Helvetius et de Beccaria, il lui répugne de

s'enrichir en faisant le métier d'interpréter, aux dépens du public, un droit vicieux 115. A « se noyer » dans la carrière, il n'aurait bientôt plus ni le talent ni l'inclination nécessaire pour entreprendre son grand dessein. << Dans le chemin que je suis, écrit-il dès 1772 à son père, je marche, plein d'allégresse et d'espérance; dans tout autre je me traînerais, sans élan et à contrecœur... Pardonnez-moi, Monsieur, de vous le déclarer simplement, une fois pour toutes: tant que cette grande affaire ne sera pas réglée, je me sens incapable de toute autre ». Déjà il rêve de fonder une école, de commander à des disciples qui publieront et propageront ses écrits; déjà il trouve, à Lincoln's Inn, chez Lind 117, chez Wilson 118, des amis zélés et prêts à travailler sous ses ordres, prêts à rendre ses idées publiques. Sorti des écoles, désertant le barreau, il se sent libre enfin, libre de poursuivre cette infatigable guerre aux abus qui va occuper sa vie tout entière.

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Uniquement préoccupé de pratique, les questions de métaphysique ne l'inquiètent pas 119. Peu lui importe le problème de la réalité du monde extérieur. « Si ce morceau de pain qui est placé devant moi n'existe pas, comme ils disent, et, si, de cette belle philosophie, je ne tire aucune conclusion pratique, je n'y trouve aucun profit; si j'en tire une, je meurs de faim 120 ». Peu lui importe le problème du libre-arbitre. Le philosophe écossais Gregory lui demande, par l'intermé– diaire de Wilson, son avis sur un ouvrage où il a discuté la question: Bentham se dérobe, allègue que le

temps lui fait défaut, et ajoute, confidentiellement, dans sa réponse à Wilson, qu'il se soucie de la liberté et de la nécessité comme d'un fétu comment un homme qui a une profession active peut-il se tourmenter de questions aussi purement spéculatives 121? C'est même dans cette indifférence qu'il faut chercher peut-être, comme l'a conjecturé Dumont 122, la vraie cause de sa paresse à publier son ouvrage. L'« Introduction» n'a de valeur à ses yeux que comme préface à une œuvre immense, tout entière pratique et législative, la réforme intégrale du droit que lui importent, prises en soi, les discussions de principes? Il a déjà rédigé intégralement, confié à Dumont pour les publier en France, les manuscrits d'une « Vue générale d'un corps complet de Législation », lorsqu'enfin, sur les instances répétées de ses amis, l'« Introduction aux Principes » paraît en 1789.

L'«< Introduction» débute par une proposition presque textuellement copiée chez Helvétius 123. « La nature a placé l'humanité sous le gouvernement de deux maîtres souverains, la peine et le plaisir. C'est à eux seuls de montrer ce que nous devons faire, aussi bien que ce que nous ferons. La distinction du juste et de l'injuste, d'une part, et, d'autre part, l'enchaînement des causes et des effets, sont attachés à leur trône. Le principe de l'utilité constate cette sujétion, et la prend pour fondement du système dont l'objet est d'élever l'édifice de la félicité par la main de la raison et de la

loi. Par le principe de l'utilité, on entend le principe qui approuve ou dés approuve une action quelconque, selon la tendance qu'elle paraît avoir à augmenter ou diminuer le bonheur de la partie intéressée; ou, ce qui revient au même, à favoriser ou à contrarier ce bonheur. Je dis d'une action quelconque et, par suite, non seulement de tous les actes d'un particulier, mais de toute mesure gouvernementale ». Deux points sont à retenir dans cette définition, qui donnent à l'œuvre de Bentham son véritable caractère.

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D'une part, Bentham distingue aussi peu que possible entre le problème moral et le problème législatif. « Par la main de la raison, écrit-il, ou de la loi », et encore: << tous les actes d'un particulier et toutes les mesures de gouvernement ». La morale et la législation ont même principe, même méthode. La morale, au sens large, peut être définie « l'art de diriger les actions des hommes en vue de la production de la plus grande quantité possible de bonheur, pour ceux dont l'intérêt est en vue >>. Ou bien donc l'homme dont je me proposerai de diriger les actions, ce sera moi-même; alors la morale sera l'art du gouvernement de soi, ou la morale privée. Ou bien les hommes dont je dirigerai les actions seront des hommes autres que moi-même. S'ils ne sont pas adultes, l'art de les gouverner s'appelle l'éducation, ellemême privée ou publique. S'ils sont adultes, l'art de diriger leurs actions en vue de produire le plus grand bonheur du plus grand nombre relève soit de la législation, si les actes du gouvernement sont de nature per

manente, soit de l'administration, s'ils sont de nature. temporaire, s'ils sont commandés par les circonstances.

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Bentham semble donc, assurément, faire de la législation une branche particulière de la morale; mais on voit en quel sens il entend la morale, et pourquoi on est autorisé à dire qu'il confond les notions de morale et de législation. Il est le disciple d'Helvétius, malgré les tempéraments que son bon sens apporte à une doctrine paradoxale; et la morale présente pour lui un caractère impératif, gouvernemental, ou encore, si l'on veut, il se rallie au principe de l'utilité sous la forme spécifique du principe de l'identification artificielle des intérêts. La science de la nature humaine permet de vaincre la nature humaine dans l'intérêt des hommes, de même que, dans l'intérêt des hommes, la science de la nature physique permet de vaincre la nature physique. Et il écrit encore, dans un langage directement inspiré d'Helvétius, « que c'est l'affaire du gouvernement de travailler à accroître le bonheur social, en punissant et en récompensant 125 ». Et encore : « Le magistrat joue le rôle de tuteur à l'égard de tous les membres de l'État, par la direction qu'il donne à leurs espérances et à leurs craintes. A la vérité, sous un gouvernement scrupuleux et attentif, le précepteur ordinaire, le père luimême, n'est,en quelque sorte, que le délégué du magistrat, dont l'influence dominatrice, différente à cet égard de celle du précepteur ordinaire, suit chaque homme jusqu'à sa mort 126. »

D'autre part, la fin que se propose Bentham, c'est de

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