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morale de l'utilité, depuis longtemps préparée, et énoncée sous des formes constamment plus parfaites par des penseurs tels que Gay, Hutcheson, Hume et Brown, continue à se développer en Angleterre, autour de Bentham. Les idées fondamentales sur lesquelles sa philosophie va reposer sont déjà les idées courantes des contemporains de sa jeunesse; et c'est une chose curieuse que, vers cette époque, la doctrine de l'utilité trouve en Angleterre son expression presque définitive, chez deux écrivains populaires qui sont deux hommes d'église, le dissident Priestley et l'anglican Paley.

Priestley, dans un essai, publié en 1768, « sur les premiers principes du gouvernement, et sur la nature de la liberté politique, civile et religieuse », propose d'adopter, à titre de « grand criterium » pour trancher toutes les questions de politique, « le bien et le bonheur des membres, c'est-à-dire de la majorité des membres d'un État ». Il s'étonne que l'idée ait échappé jusqu'ici à tant d'écrivains; car «< cette unique idée générale, convenablement suivie, jette le plus grand jour sur le système entier de la politique, de la morale... » ; il ajoute même « de la théologie 89 »: car on ne peut considérer Dieu comme animé par une autre préoccupation que celle du bonheur de ses créatures. Mais ce penseur bizarre, cet hérétique de profession, déterministe, matérialiste, négateur de la divinité de Jésus, et cependant prêtre chrétien, d'ailleurs historien fécond, agitateur politique, grand chimiste, «Priestley-Protée 90 », comme on l'appelle, manque de l'esprit de suite nécessaire pour

entreprendre, dans la solitude et la méditation, l'application systématique du principe qu'il a découvert ou pense avoir découvert. Est-ce même à lui que Bentham a emprunté la formule du « plus grand bonheur du plus grand nombre 9»? Bentham l'affirme quelque part 92; mais il affirme ailleurs l'avoir trouvée chez Beccaria; il pouvait l'avoir trouvée chez Helvétius. Il est naturel qu'une idée courante tende, un peu de tous côtés, à s'exprimer par les mêmes formules.

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Paley, qui peut, lui aussi, avoir emprunté à Priestley l'idée maîtresse de son livre, applique, en 1785, dans ses Principes de philosophie morale et politique », le principe de l'utilité aux problèmes de morale et de théologie. Il définit le bonheur, une somme de plaisirs, qui diffèrent seulement par la durée et l'intensité, ou, plus exactement, comme l'excès d'une somme de plaisirs sur une somme de douleurs 93. Il tient que les actions morales diffèrent des actions immorales par leur tendance, et que le criterium du droit, c'est l'utilité 94. Quant au problème de savoir comment l'intérêt public et l'intérêt privé se trouvent liés ensemble, il le résout, comme autrefois Gay, par le recours à un Dieu rémunérateur et vengeur. L'ouvrage devient rapidement le manuel classique de morale à l'Université de Cambridge, où Paley professa sept ans de suite, où l'on enseigne depuis longtemps la philosophie de Locke 96, ой l'on enseignera désormais « Locke et Paley ». Locke et Paley ». Paley restera pendant un demi-siècle le représentant attitré de la morale de l'utilité. On dénoncera les « Paleyens »> bien

avant de dénoncer les « Benthamites 97 ». Même en 1828, Austin, disciple de Bentham, s'inspirera visiblement, dans la partie philosophique de ses leçons de droit, des << Principes » de Paley plus que de l'« Introduction » de Bentham. Plus tard encore, Coleridge enveloppera dans une même réprobation ceux qu'il appellera ironiquement « les sages de la nation », - non pas Bentham et Malthus mais Paley et Malthus 98.

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Les amis de Bentham s'émeuvent du succès qu'obtient le livre nouveau; ils s'impatientent de l'incroyable paresse de Bentham à faire imprimer ses manuscrits, à faire paraître les épreuves imprimées de ses œuvres. Depuis 1772 il travaille à un grand ouvrage, qui doit réformer la science du droit 99. En 1775, il considère comme très avancé le « Plan d'un Digeste », en d'autres termes d'un Code intégral, et, comme touchant à sa fin, un « Commentaire des Commentaires », où il réfute tout le système du grand jurisconsulte anglais Blackstone 100. Mais, en 1776, il se borne à détacher quelques pages de ce dernier ouvrage et à publier le Fragment sur le Gouvernement où il discute, chez Blackstone, les principes du droit constitutionnel. Cependant, il ne cesse d'écrire, travaille maintenant à des « Éléments critiques de la Jurisprudence », très avancés déjà en 1776 102. Mais c'est le moment où la réforme des prisons se discute à Londres : dans un << Aperçu sur le Hard Labour Bill », il se contente de publier, en 1778, une application très particulière des principes fondamentaux de sa théorie des peines 103 à

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l'organisation du régime pénitentiaire. Car un prix vient d'être proposé, par la Société Économique de Berne104, pour l'année 1779, à l'auteur du meilleur projet de réforme des lois criminelles; et Bentham songe à concourir. Il n'arrive pas à temps 105, d'ailleurs, et commence, à Londres, en 1780, l'impression du « Code Pénal » qu'il vient d'écrire. Mais, une fois de plus, il n'aboutit pas 106 , se dégoûte des lenteurs de l'impression, et s'occupe d'autre chose. Les questions de chimie l'ont toujours passionné 107: elles occupent plus de place, dans sa correspondance avec son frère Samuel, que les questions de droit ou de politique; c'est comme apprenti chimiste, non comme réformateur social, qu'il fait, en 1775, la connaissance de Priestley 108; il publie, en 1783, la traduction d'un ouvrage allemand de chimie appliquée 109. Il travaille toujours, cependant, soit à Lincoln's Inn, dans son logement d'avocat, soit au château de Bowood, chez lord Shelburne, qui le protège, à son grand ouvrage de jurisprudence, songe maintenant à une « vue générale d'un corps de législation », approfondit les questions de principes, rédige un traité sur la législation indirecte », un autre sur la « transplantation des lois 110 ». Il cherche le moyen de propager ses idées sur le continent, et va rejoindre, en 1785, son frère Samuel, qui a obtenu, en Russie, une fonction et un grade. Il s'intéresse aux questions économiques, et publie une « Défense de l'usure » qui obtient un vif succès. Il s'intéresse de nouveau à la réforme du régime pénitentiaire, et, avec la collaboration de son frère,

trace le plan du Panopticon, la prison modèle, à l'adoption de laquelle il va consacrer plus de vingt ans d'efforts infructueux. Mais son grand ouvrage théorique ne paraît toujours pas. En vain son ami George Wilson l'avertit de la publication du livre de Paley: beaucoup des idées de Paley sur les peines sont identiques à celles que Wilson a toujours tenues pour les plus importantes parmi les découvertes de Bentham... Bentham répond par des plaisanteries: c'est la faute de Wilson et de ses critiques, s'il s'est abstenu de publier l'ouvrage. Wilson proteste : « La cause en est à votre naturel. Avec le dixième de votre génie, et un degré moyen de constance, Samuel et vous seriez l'un et l'autre, depuis longtemps, parvenus à la gloire. Mais votre histoire, depuis que je vous connais, a toujours été de courir d'une bonne idée à une meilleure. Cependant, la vie se passe, et rien ne s'achève. » En 1788, Wilson revient à la charge: qui sait si Paley n'a pas plagié Bentham? Des épreuves ne se sont-elles pas égarées, celles, en particulier, que Bentham avait confiées, en 1781, à lord Ashburton 111? Enfait, malgré le succès immédiat obtenu par le livre de Paley, malgré la paresse et l'indifférence de Bentham qui se laisse gagner de vitesse, il semble qu'on peut deviner déjà pour quelles raisons profondes Bentham, et non Paley, est appelé à devenir le chef de l'école utilitaire.

Paley est un prêtre : d'où le fondement théologique qu'il donne à la morale de l'utilité. Or, le caractère théologique de son utilitarisme, s'il rend plus facilement

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