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Mandeville appelle le mal, ou le vice? Est-ce l'égoïsme? Pourquoi, si l'égoïsme est utile au public, et si, d'autre part, on convient d'appeler vertueuses chez les individus les qualités utiles au public, persister à appeler l'égoïsme un vice 51? C'est la critique que vont adresser à Mandeville tous les moralistes qui se rattachent à la tradition utilitaire, depuis Hume et Brown jusqu'à Godwin et Malthus 52. Si Mandeville avait commencé par reviser la terminologie courante, fondée sur les notions d'une morale erronée et confuse, il aurait découvert la thèse de l'identité des intérêts, travaillé au progrès de la science morale, au lieu de procéder en littérateur, faiseur de paradoxes. Car l'économie politique utilitaire repose tout entière, à partir d'Adam Smith, sur la thèse de l'identité naturelle des intérêts. Par le mécanisme de l'échange et la division du travail, les individus, sans le vouloir, sans le savoir, en poursuivant chacun son intérêt propre, travaillent à réaliser, d'une manière immédiate, l'intérêt général. Peut-être Adam Smith, qui fonde sa morale sur le principe de la sympathie, serait-il disposé à admettre que la thèse de l'identité naturelle des intérêts, vraie en économie politique, est fausse en morale. On voit cependant combien il sera tentant, pour les théoriciens du système égoïste, d'accaparer une thèse qui semble justifier leur doc

trine.

On peut, d'ailleurs, fort bien tenir pour paradoxale la thèse suivant laquelle les égoïsmes s'harmonisent d'une manière immédiate, et, sans abandonner la thèse

de l'identité naturelle des intérêts, s'acommoder de la doctrine plus modérée, développée par Hartley, selon laquelle l'identification des intérêts s'opère d'une façon nécessaire sans doute, mais seulement progressive et graduelle. La grande préoccupation de Hartley est de démontrer la coïncidence du mécanisme de l'association avec l'optimisme chrétien, qui se fonde sur des considérations de finalité 53. Après avoir établi d'abord, en pur langage benthamique, que tous les plaisirs, qui nous paraissent irréductibles et spécifiquement différents, ne diffèrent, en réalité, que par le degré de leur complication, et sont tous des collections d'éléments simples, diversement associés, Hartley pense pouvoir rendre compte, par le seul mécanisme de l'association, de la formation de tous les sentiments, sympathiques aussi bien qu'égoïstes, et démontrer, en outre, que la quantité de plaisir tend, selon une progression mathématique, à prévaloir sur la quantité de peine. « Ainsi l'association des idées convertira un état, où le plaisir et la peine seront perçus alternativement, en un état où le pur plaisir sera seul perçu; ou du moins fera, pour les êtres qui en subiront l'influence à un degré indéfini, « la distance qui les rapproche de cet état plus petite que toute quantité finie 55». C'est, nous dit Hartley en propres termes, la promesse du paradis reconquis « l'association tend à nous rendre tous finalement semblables, de sorte que, si l'un est heureux, tous doivent l'être 56 >>. Priestley emprunte la théorie à Hartley, la dégage des éléments théologiques qui, chez celui-ci,

la compliquent 57. Elle devient la théorie du progrès indéfini. Nous en verrons les destinées.

Mais on peut raisonner encore autrement: on peut admettre toujours que les individus sont principalement, ou même exclusivement, égoïstes, et nier cependant l'harmonie, soit immédiate, soit seulement progressive des égoïsmes. On déclare alors que, dans l'intérêt des individus, il faut identifier l'intérêt de l'individu avec l'intérêt général, et qu'il appartient au législateur d'opérer cette identification: et c'est ce qu'on peut appeler le principe de l'identification artificielle des intérêts. Hume, après avoir approuvé la maxime des écrivains politiques, suivant laquelle tout homme doit être, en principe, tenu pour une canaille (every man should be held a knave), conclut, de ce principe une fois posé, que l'art de la politique consiste à gouverner les individus par leurs intérêts, à imaginer des artifices tels qu'en dépit de leur avarice et de leur ambition ils coopèrent au bien public. Si l'on ne procède pas ainsi en politique, c'est en vain que l'on se vantera de posséder les avantages d'une bonne constitution; on trouvera, en définitive, que l'on n'a pas de garantie autre, pour ses libertés et ses biens, que la bienveillance de ses maîtres, ce qui revient à dire que l'on n'aura aucune garantie 58. Or, c'est sous cette dernière forme que Bentham adopte d'abord le principe de l'utilité. Il pourra bien appliquer, accidentellement, le principe de la fusion des intrêts. Il pourra bien, en matière d'économie politique, adopter, avec les idées d'Adam

Smith, le principe de l'identité naturelle des intérêts. Mais la forme primitive et originale que revêt, dans sa doctrine, le principe de l'utilité, c'est le principe de l'identification artificielle des intérêts. Bentham s'adresse au législateur, pour résoudre, par l'application bien réglée des peines, le grand problème de la morale, pour identifier l'intérêt de l'individu avec l'intérêt de la collectivité; son premier grand ouvrage est une << introduction aux principes » non seulement << de la morale », mais encore et surtout « de la législation ».

N'est-ce pas ainsi que vient de procéder le philosophe français Helvétius, dans son livre fameux « De l'Esprit » ? Et, si oublié que soit aujourd'hui cet ouvrage, est-il possible d'exagérer l'influence qu'il exerça, dans toute l'Europe, au moment de son apparition 59? Influence particulièrement profonde et durable en Angleterre, et que Bentham éprouva l'un des premiers: aussi bien Helvétius ne se donne-t-il pas pour un disciple de Hume? et le public anglais ne retrouve-t-il pas, dans les écrits du philosophe français, les idées, en quelque sorte dépaysées, de ses philosophes nationaux 60 ? Les temps ne sont plus, d'ailleurs, où Voltaire et Montesquieu allaient prendre en Angleterre des leçons de philosophie et de politique. Maintenant, le phénomène inverse se produit; les « libres penseurs » anglais, tombés en discrédit dans leur propre pays, ont fait école en France, où les Anglais vont renouer la tradition rompue. C'est le temps où l'usage s'établit, pour les jeunes gens de

grande famille, d'achever leur éducation par un voyage en France. Le père de Jérémie Bentham n'est qu'un riche bourgeois; mais il sait et aime le français, et rédige son journal quotidien dans une sorte de français bizarre, mêlé de mots anglais et d'anglicismes. Il confie son fils, qui, âgé de six ans, sait déjà le latin et le grec, à un précepteur français, sous la direction duquel Jérémie passe, rapidement, des « Contes >> de Perrault aux « Contes» de Voltaire et découvre déjà, si nous en croyons ses déclarations, dans un passage du « Télémaque », les premières lueurs du principe de l'utilité 1. Puis Bentham entre, en 1755, à l'école de Westminster, et, en 1760 (il est âgé de douze ans seulement on le dispense de prêter serment tant il est jeune) à l'Université d'Oxford 62; bachelier ès arts en 1763, il va s'inscrire comme étudiant à Lincoln's Inn, puis revient entendre à Oxford les leçons du fameux professeur de droit Blackstone. Mais ni les milieux où il a grandi ni les maîtres qu'il a écoutés ne semblent avoir agi sur lui, si ce n'est par répulsion. Les influences profondes qu'il subit vers cette époque sont françaises. En 1770, il fait le voyage de Paris 63. Un peu plus tard, il se met à correspondre en français avec son frère 64. Il lit Voltaire, dont il traduit un des contes en anglais 65 ; Montesquieu, qu'il apprécie médiocrement 66; Maupertuis, auquel il emprunte certaines formules de son calcul moral 67; Chastellux, dont il goûte le traité « de la Félicité Publique », et avec qui il entre en relations 68. Surtout, c'est en 1769 qu'il a lu Helvétius, et découvert sa

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