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testées ». Si le taux légal est fixé beaucoup plus bas que le taux courant, la mesure équivaut à une prohibition totale résultat, la loi est violée. Si le taux légal est exactement fixé au plus bas taux courant, c'est la ruine de quiconque ne peut donner absolument les meilleures garanties de crédit, et le force à consentir aux prétentions les plus exorbitantes des usuriers. Si le taux est fixé très au-dessous du plus bas taux courant, à huit ou dix pour cent par exemple, la loi favorise, aux dépens des hommes sages et prudents, les emprunteurs, les prodigues, les projectors, inventeurs ou lanceurs d'affaires, seuls disposés à payer un intérêt aussi élevé 88.

Bentham se propose d'étendre au commerce de l'argent le principe de la liberté du commerce, et de démontrer que «nul homme d'âge mûr et d'esprit sain, agissant librement, et avec les yeux ouverts, ne doit être empêché, en vue de son avantage, de faire, pour obtenir de l'argent, le marché qu'il croit convenable; et, par une conséquence nécessaire, que personne ne doit être empêché de le lui fournir, aux conditions auxquelles il croit convenable de consentir 9». Pourquoi, en effet, la notion de la liberté du commerce de l'argent n'est-elle pas acceptée de l'opinion? En raison de deux préjugés invétérés : l'un religieux et « ascétique », l'autre philosophique. D'une part, la morale ascétique condamne l'acquisition de la richesse; le commerce de l'argent est donc coupable. Préjugé aggravé du préjugé antijuif. Aristote a posé, d'autre

part, en principe, que toute monnaie est naturellement stérile. Or, s'il a voulu dire que l'intérêt de l'argent est théoriquement impossible, à quoi bon se donner tant de peine pour l'interdire? Mais en fait l'argent porte intérêt, et Bentham propose, de l'intérêt, une explication en quelque sorte physiocratique, qui en justifie l'existence : l'argent, stérile en soi, porte intérêt parce qu'il représente les forces naturelles, fécondes en soi, que l'homme prend à son service 90.

Il y a de l'usure une définition légale : faire l'usure, c'est prêter à un intérêt supérieur au taux légal; et une définition morale: faire l'usure, c'est prêter à un intérêt supérieur au taux moyen et courant. Or la première définition se ramène à la seconde, si le taux légal ne peut se régler que sur le taux courant. « La coutume est donc la seule base sur laquelle peuvent bâtir soit le moraliste dans ses règles et ses préceptes, soit le législateur dans ses injonctions. Mais quelle base peut être plus faible ou plus injustifiable, pour fonder des mesures coercitives, que la coutume qui résulte d'un libre choix ? » Les lois contre l'usure sont nuisibles en proportion du nombre d'hommes qu'elles empêchent de recevoir l'argent dont ils ont besoin. « Songez quelle détresse se produirait si la liberté d'emprunter était refusée à tous... C'est exactement la même espèce de détresse qui se produit, lorsqu'on refuse cette liberté à tant de gens dont la solidité, suffisante si on leur permettait d'ajouter quelque chose au taux légal, est rendue insuffisante par le fait qu'on leur refuse cette

liberté 92 ». Elles sont nuisibles: car, par le fait qu'elles interdisent à l'individu d'emprunter à des conditions supposées désavantageuses, elles l'obligent, par là même, de vendre à des conditions certainement désavantageuses. Dans la mesure où elles sont, en raison de leur mauvaise rédaction, éludées, elles sont en partie inefficaces, en partie nuisibles. « La loi est insignifiante, pour tous ceux chez qui la conviction qu'elle est insignifiante est parfaite; elle est nuisible, pour tous ceux à qui manque cette confiance absolue ».

N'est-ce pas, d'ailleurs, au partisan des lois contre l'usure qu'il incombe de prouver sa thèse, puisque c'est lui qui demande qu'il soit apporté des restrictions à la liberté humaine? Invoquera-t-il donc la nécessité de protéger l'indigence contre l'extorsion 93 ? la simplicité d'esprit contre l'imposture? Adam Smith a déjà répondu que chaque individu est le meilleur juge de ses intérêts. Invoquera-t-il, avec Adam Smith, la nécessité de décourager la prodigalité 5? Bentham pense que ce ne sont point les prodigues qui sont exclusivement, ou principalement, des emprunteurs à gros intérêts: ils ont beaucoup d'autres moyens, plus naturels, de se faire de l'argent. Il reste enfin que la fixation légale du taux de l'intérêt soit nécessaire pour empêcher l'« usure» et pour réprimer la témérité des « hommes à projet », des projectors: c'est sur ces deux points que Bentham fait porter l'effort de sa critique.

Le travail de Bentham consiste essentiellement dans un travail de critique du langage courant. Le langage

humain est mal fait le principe de sympathie ou d'antipathie en a déterminé la formation, plus que le principe de l'utilité. Chaque mot implique une acception, favorable ou défavorable, qui n'est pas nécessairement justifiée; et c'est ainsi que « dans le son du mot d'usure réside le fort de l'argument ». « L'usure est une mauvaise chose, et comme telle doit être empêchée; les usuriers sont une mauvaise espèce d'hommes, et comme tels doivent être punis et supprimés. Voilà un de ces enchaînements de propositions dont chaque homme reçoit l'héritage des mains de la génération précédente, - auxquels la plupart des hommes sont disposés à accéder sans examen; sans que cela soit à la vérité absurde ni même déraisonnable, car il est impossible que la masse de l'humanité trouve le loisir, en eût-elle la faculté, d'examiner les fondements de la centième partie des règles et des maximes conformément auxquelles les hommes se trouvent obligés d'agir ». Et l'impopularité du métier de prêteur s'explique aisément. « Ceux qui ont la résolution de sacrifier le présent à l'avenir, sont des objets naturels d'envie pour ceux qui ont sacrifié l'avenir au présent. Les enfants qui ont mangé leur gâteau sont les ennemis naturels de ceux qui ont le leur ». Mais le maquignonnage (jockeyship) est un mot aussi impopulaire que le mot d'usure; la loi n'a jamais cependant tenté de fixer un prix légal des chevaux sur le marché. Pourquoi faire exception en ce qui concerne le commerce de l'argent?« J'ai déjà fait allusion au mauvais

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renom, à l'ignominie, aux insultes, que les préjugés, cause et effet de ces lois restrictives, ont accumulés sur cette classe parfaitement innocente et même méritoire, qui, autant pour venir au secours des détresses de son prochain que pour son propre avantage, peut s'être aventurée à secouer ces contraintes. Il n'est certainement pas indifférent qu'une classe de personnes, qui, à tous les points de vue où leur conduite peut être envisagée, par rapport à leur intérêt propre ou à celui des personnes avec qui elles ont à traiter, en matière de prudence aussi bien que de bienfaisance, méritent des louanges plutôt que des blâmes, soit classée avec les réprouvés et les dissolus, et chargée d'un degré d'infamie qui est dû à ceux-là seulement dont la conduite est par sa tendance le plus opposée à la leur 97 ».

Il en est des projectors comme des « usuriers ». L'opinion les voit d'un mauvais œil: d'où un sens défavorable inséparablement associé avec le mot, et l'aggravation du préjugé hostile. La treizième lettre est adressée à Adam Smith, pour lui reprocher d'avoir accepté, sur ce point, « la pauvreté et la perversité du langage humain 98 ». « J'ai quelquefois été tenté de penser que, s'il était au pouvoir des lois de proscrire des mots, comme elles proscrivent des hommes, la cause des inventions industrielles pourrait tirer presque le même secours d'un bill of attainder contre les mots project et projectors, qu'elle en a tiré de la loi autorisant des patentes. J'ajouterais cependant « pour un temps seulement; car même alors l'envie, la vanité, l'orgueil

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