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Il ne s'agit donc pas de contester, dans la pensée d'Adam Smith, la coexistence de deux principes distincts. D'une part, Adam Smith démontre que la division du travail, qui identifie en quelque sorte mécaniquement les intérêts, implique, à titre de condition nécessaire et suffisante, le développement de l'échange; et le développement de l'échange implique lui-même l'extension du marché des échanges. Cependant, il ressort d'autres passages que la division du travail ne suffit pas à identifier les intérêts, et qu'il se produit, en certains cas, des divergences d'intérêts entre les capitalistes, les propriétaires du sol et les travailleurs. Mais les raisonnements d'Adam Smith, alors même qu'ils partent de prémisses contradictoires, aboutissent à une conclusion commune le libéralisme économique, la réduction, en quelque sorte indéfinie, des fonctions que s'arrogent, en ces matières, les gouvernements. Jamais Adam Smith, même lorsque ses principes paraissent autoriser cette conséquence, n'admet que le gouvernement intervienne pour protéger une classe contre une autre : il tient pour la liberté industrielle comme pour la liberté commerciale. Puisque la société humaine existe et subsiste, c'est donc que le principe qui identifie les intérêts individuels est plus puissant que celui qui les fait diverger; et la raison, qui critique les injustices sociales, est bien faible pour les réparer par des artifices législatifs, à côté de la puissance instinctive de la nature. Le libéralisme économique peut donc encore être considéré comme constituant un optimisme, il

ne peut certainement plus être considéré comme un optimisme fondé en raison. On s'est demandé souvent si la méthode économique d'Adam Smith devait être définie comme une méthode inductive ou déductive, comme un empirisme ou un rationalisme; visiblement on trouve en germe, dans la « Richesse des Nations », les déductions futures de Ricardo et de James Mill; visiblement aussi, dans le libéralisme d'Adam Smith, il y a conflit logique entre deux tendances, l'une rationaliste, qui dérive de Newton, l'autre presque sceptique, ou, plus précisément, naturaliste, qui dérive de Hume. Il va suffire, cependant, à une époque où les réformateurs sont à la recherche d'une doctrine commune, que les conclusions pratiques présentent l'apparence de l'unité, pour que de l'unité des conséquences ils induisent l'unité du principe. Dès lors, il est naturel qu'ils préfèrent le principe rationaliste au principe naturaliste, puisqu'ils aspirent à la systématisation, ou, si l'on veut, à la rationalisation de leurs idées. Le rôle des théoriciens de la nouvelle économie politique sera de travestir en rationalisme le naturalisme anglo-saxon.

Considérons, d'ailleurs, les circonstances historiques. Si la liberté industrielle, la non-intervention de l'État entre les classes, ne se déduit pas logiquement des principes d'Adam Smith, il en est tout autrement de la liberté commerciale: or, c'est ce second problème qui attire, aux environs de 1776, l'attention des observateurs. Sans doute, le Statut d'Apprentissage et tout

l'ancien socialisme d'État s'en vont morceau par morceau, non pas que les intérêts des patrons et des ouvriers soient identiques, mais en raison des progrès rapides du machinisme et de l'insuffisance des anciens cadres législatifs à contenir la nouvelle société industrielle 67. Mais Adam Smith néglige presque, ne mentionne que par de brèves allusions, le fait historique considérable que constitue l'invention des machines. Le grand fait historique dont la doctrine d'Adam Smith est l'équivalent théorique, c'est la révolution d'Amérique, qui convertit en quelque sorte par la force le public anglais à la nouvelle doctrine du libéralisme commercial, et qui laisse apparaître comme possible, dans un avenir rapproché, l'établissement du cosmopolitisme commercial 68. L'idée du libre-échange se propage d'abord parmi les réformateurs isolés, puis dans la partie éclairée du public, puis dans une partie toujours plus étendue de la population, dont les intérêts immédiats souffrent d'une guerre prolongée. Ces idées libérales impliquent un principe; elles réclament une doctrine, un penseur, pour les systématiser. Adam Smith, au moment propice, leur donne une forme définitive et classique. Nul règlement commercial ne peut accroître la quantité d'industrie au delà de ce que peut mettre en œuvre le capital social. « Il peut seulement en détourner une partie dans une direction où elle ne pourrait autrement avoir été », et « il n'est nullement certain que cette direction artificielle ait des chances d'être plus avantageuse pour la société

que celle où le capital se serait spontanément dirigé Tout individu tend à employer son capital aussi près de lui que possible, et, par conséquent, d'une manière autant que possible favorable au progrès de l'industrie nationale; il tend, par-dessus le marché, à l'employer de la façon la plus fructueuse possible. Donc, « si le produit de l'industrie nationale peut être apporté à aussi bon marché que celui de l'industrie étrangère, le règlement est évidemment inutile. S'il ne le peut, il doit généralement être nuisible. C'est la maxime de tout maître de famille prudent, de ne jamais essayer de faire à domicile ce qu'il lui en coûtera plus de faire que d'acheter », et « ce qui est prudence dans la conduite de chaque famille privée peut difficilement être folie dans la conduite d'un grand royaume ». C'est grâce au commerce extérieur que « l'étroitesse du marché intérieur n'empêche, dans aucune branche particulière d'industrie ou de manufacture, la division du travail d'être portée à son plus haut point de perfection». Tout règlement qui limite la liberté du commerce entre deux provinces, entre une métropole et ses colonies, entre deux colonies d'une même métropole, entre deux nations quelconques est mauvais, lorsqu'il n'est pas inutile, parce qu'il contredit le principe de l'identité des intérêts.

Bref, en dépit de tant de restrictions, le principe dont le livre d'Adam Smith paraît consacrer le triomphe, c'est le principe de l'identité naturelle des intérêts. La

<< Richesse des Nations » ne doit être considérée, d'ailleurs, ni comme un livre utopique, ni comme un livre révolutionnaire. Contemporain de la proclamation de l'indépendance américaine, c'est à peine si l'ouvrage devance de quelques années les opinions moyennes d'un ami des réformes possibles et nécessaires pour l'Angleterre du XVIIIe siècle : quiconque réfléchit va y retrouver les idées que, sous la pression des circonstances historiques, avec la collaboration tacite et permanente de toutes les intelligences, il a déjà commencé de former. Tel, entre tous, Bentham. « Le docteur Smith, avec qui je suis en relations intimes, lui écrit d'Édimbourg, en 1784, son ami Schwediaur, est notre homme » 70. Bentham est, à dater de 1780, l'ami intime, l'hôte périodique, de lord Shelburne : or, lord Shelburne qui, depuis vingt années, est l'ami d'Adam Smith et de Morellet ", est le premier homme d'État anglais à ébaucher, dans son court ministère de 1782, la nouvelle politique du libéralisme commercial 72; et c'est vers la même époque que Bentham semble avoir porté son attention, jusqu'alors absorbée par le problème purement juridique, vers le problème économique. Si l'on avait encore besoin de comprendre pour quelles raisons, vers cette époque, chez les théoriciens de la doctrine nouvelle, le principe de l'identité des intérêts prédomine, invinciblement, sur l'idée confuse qu'il existe des divergences naturelles d'intérêts, il suffirait de lire, à côté de l'ouvrage écrit par le maître, les opuscules économiques de son disciple Bentham.

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