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l'établissement aux dépens du public, et qui rendent au trésor public les produits du travail des prisonniers. » De ces deux modes d'administration, c'est au premier qu'il faut recourir, si l'on veut que les devoirs de l'entrepreneur envers les individus confiés à ses soins soient « tellement liés à son intérêt, qu'il sera forcé de faire, pour son propre avantage, tout ce qu'il ne serait pas porté à faire pour le leur », si l'on veut, en d'autres termes, appliquer le principe de l'identification artificielle des intérêts, ce que Bentham appellera le interest-and-duty-junction-prescribing principle 45. Le bill de 1778 préconisait déjà le contract-management, dont Howard avait signalé des applications diverses dans les prisons de Gand, de Delft, de Hambourg. En 1787, Bentham complète l'idée par une disposition administrative nouvelle: il pense que les assurances sur la vie offrent un excellent moyen « de lier l'intérêt d'un homme à la conservation de plusieurs ». Soient trois cents prisonniers, sur lesquels les statistiques établissent qu'en moyenne, et si l'on prend en considération les circonstances particulières de la prison, il doit, chaque année, en mourir un nombre déterminé : que l'on donne à l'entrepreneur une somme égale à dix livres sterling, par exemple, ou même au double, pour tout homme qui doit mourir, sous condition de restituer, à la fin de l'année, la même somme pour chaque individu mort en prison: la différence sera le bénéfice du directeur, dès lors pécuniairement intéressé à abaisser dans sa prison le taux moyen de la mortalité.

C'est ainsi qu'au moyen de deux principes, l'inspection centrale, l'administration par contrat, «on s'assure de la bonne conduite actuelle et de la réformation future des prisonniers; on augmente la sécurité publique en faisant une économie pour l'État; on crée un nouvel instrument de gouvernement par lequel un homme seul se trouve revêtu d'un pouvoir très grand pour faire le bien, et nul pour faire le mal ». Autant Bentham est responsable du retard apporté à la publication de « l'Introduction», autant ici c'est son ami George Wilson, qui semble, à partir du moment où Bentham lui adressa son manuscrit, en décembre 1786, avoir retardé l'apparition de l'ouvrage 46. L'ouvrage, rédigé dès 1787, paraît en 1791, augmenté de deux volumineux postscriptums; à partir de cette époque, Bentham consacre tout son temps, toute sa fortune, à propager ses idées de réforme du régime pénitentiaire. Sur un point de détail, il espère faire triompher, dans son pays, les principes despotiques et philanthropiques, utilitaires, mais nullement libéraux, de la doctrine d'Helvétius.

Pourquoi Bentham se décide-t-il à publier, en 1789, son<< Introduction »? Parce que, dans la morale officielle et courante, la doctrine de l'utilité fait de rapides progrès, parce que ses amis craignent de voir Paley lui enlever, par son ouvrage déjà populaire, la renommée qui lui est due de novateur et d'inventeur. Pourquoi se consacre-t-il à la solution du problème spécial de la réforme pénitentiaire? Parce que la question est partout

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discutée autour de lui en Angleterre, que Howard s'est illustré par son zèle de philanthrope, que le Parlement cherche des remèdes à l'état scandaleux des prisons. Nous ne pensons pas seuls. L'isolement intellectuel (aussi bien que toute forme d'isolement) répugne à la pensée de l'homme moyen pour lui, penser seul, c'est rêver. Nous avons, d'une façon générale, besoin de confirmer l'accord intérieur de notre pensée avec elle-même par son accord avec la pensée de nos semblables: pour agir, pour écrire (ce qui est la façon intellectuelle d'agir), il faut être plusieurs. Pourquoi donc Bentham laisse-t-il en manuscrit la partie la plus importante, la plus fondamentale de son œuvre? Parce que, dans sa préoccupation de donner au droit la forme d'un système intégral, d'un code, il se sent isolé dans son propre pays. L'idée de codifier les lois est une idée continentale, non britannique. Et voilà pourquoi Bentham conçoit le projet d'adresser au continent des idées que la lecture des penseurs continentaux a inspirées, des idées pour lesquelles l'Europe, et non pas l'Angleterre, se trouve mùre. Il a voulu d'abord, en 1779, au temps même où il rêvait d'obtenir le prix offert par la Société Économique de Berne, partir pour la Russie avec son frère Samuel, et mettre, à côté de lui, ses talents au service de Catherine 7. Samuel part seul; du moins Jérémie compte sur lui pour transmettre à l'impératrice ses idées législatives. « Plutôt que de la manquer, tu la guetteras dans les rues, tu te prosterneras devant elle, et, après avoir mangé autant de poussière que tu as envie, tu lui

jetteras mon billet au nez, ou bien à la gorge, si elle veut bien que tes mains soient là. Allons, mon enfant, ne perdons pas courage. Elle vaut bien qu'on prenne un peu de peine pour elle 48 ». Si elle sait l'anglais, on lui enverra l'édition anglaise de l'« Introduction » comme au grand-duc de Toscane et au premier ministre des Deux-Siciles, pour lesquels Bentham a déjà des lettres, toutes rédigées, dans ses tiroirs 49. Si elle ne sait pas l'anglais, on lui communiquera la traduction allemande, que Bentham compte adresser au roi de Prusse et au roi de Suède. Mais trois traducteurs allemands, successivement, déplaisent ou se dérobent 50. Cependant Samuel réclame sans relâche une traduction française : c'est la langue qui convient en Russie; même le roi de Prusse préfère le français à l'allemand 51. Oui, répond Jérémie, mais comment trouver un traducteur ? Où sont les cent cinquante livres nécessaires pour tenter De Lolme 52 ? Que Jérémie, répond Samuel, se fasse donc son propre traducteur. Bentham commence par résister, ne se soucie point de perdre six mois à ce travail 53. Puis, en 1783, il se décide à suivre l'avis de son frère; trois ans plus tard, à Crichoff, près de Samuel, il est encore occupé à compléter ses manuscrits français. En 1787, il écrit à Wilson de lui découvrir un Français capable de les revoir et de les corriger. Pas un homme d'église, l'ouvrage est trop irreligieux. De retour en Angleterre, il se dispose à partir pour Paris, aussitôt certaines parties de son « Code >> achevées, sans lesquelles le reste ne peut paraître, afin de trouver un correcteur

et un imprimeur. C'est alors qu'il rencontre, au château de Bowood, Dumont de Genève, qui se constitue son disciple, emporte ses manuscrits, et dispense Bentham du voyage 54.

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