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tournés contre le raisonnement lui-même, un irrationalisme.

Il y a donc bien dualisme dans la méthode de Hume. Par un côté, sa méthode est rationaliste. Il cherche à déterminer des causes et des lois dans l'univers moral, analogues au principe physique de l'attraction universelle. Il est le fondateur des sciences morales que toute une école va travailler à organiser, sous forme déductive et systématique. C'est de lui que procède le dogmatisme associationiste, c'est de lui que procède encore la doctrine économique d'Adam Smith, son compatriote, son ami et son disciple. Mais, d'un autre côté, il passe universellement pour un sceptique, qui cherche à bannir de l'univers la notion de nécessité, et, loin de travailler à créer des sciences nouvelles, vient détruire l'apparence scientifique et rationnelle des disciplines déjà constituées. D'ailleurs la critique de Hume ne tend en aucune manière à paralyser et suspendre l'action. C'est plutôt, en fin de compte, la réflexion que Hume condamne, précisément parce qu'elle paralyse les facultés d'action. La persistance de la vie, en dépit des contradictions de la raison, prouve, empiriquement, que l'optimisme n'est pas enchaîné au rationalisme, et qu'il est bon de se fier à l'instinct, de s'abandonner à la nature, sans être dupe d'aucune illusion logique, sans confondre la nature avec la providence, ni l'instinct avec la raison. La philosophie de Hume est moins un scepticisme qu'un naturalisme. D'où la défiance que son nom

inspirera toujours à une école de doctrinaires. Sans doute Bentham le tient pour un de ses maîtres. Mais l'opinion arrêtée de Priestley, dans le traité qu'il consacre, en 1774, à réfuter la philosophie du sens commun, c'est que Hume, par son affectation de scepticisme, a compromis la saine doctrine de Locke et de Hartley 3. Cinquante ans plus tard, James Mill, disciple attitré de Bentham, en même temps qu'il accordera à Hume l'honneur d'avoir fait une grande decouverte, déplorera qu'après quelques « développements brillants >> il se soit égaré à la recherche d'un petit nombre de résultats surprenants ou paradoxaux 32 ». Le conflit entre deux tendances, l'une rationaliste, l'autre naturaliste, n'en est pas moins réel, dans la logique même de l'associationisme : nous le verrons se reproduire sans cesse, dans le grand mouvement d'idées dont nous entreprenons l'étude.

Mais les philosophes qui appartiennent à ce mouvement sont, avant tout, des réformateurs pratiques : dans le principe de l'association des idées, ils cherchent un point d'appui pour la constitution d'une science sociale, à la fois théorique et susceptible d'être convertie en un art. Si Gay, dans sa dissertation, avait proposé d'étendre le principe de l'association à l'explication de tous les phénomènes psychologiques, c'est en vue de constituer une philosophie morale, fondée sur ce qu'il aurait déjà pu appeler le principe de l'utilité mais la dénomination se rencontre, pour la pre

mière fois, dans les écrits de Hume; et c'est à Hume que Bentham fait honneur, dans son premier ouvrage, le « Fragment sur le Gouvernement », paru en 1776, de la découverte du principe 33. Or, Hume peut, à juste titre, être tenu pour un précurseur de la morale utilitaire; cependant, il ne saurait pas plus être tenu pour avoir été le fondateur de l'utilitarisme doctrinal, que de l'associationisme doctrinal.

D'une part, en effet, Hume n'entend pas la science même de la morale au sens où l'entendront les moralistes utilitaires. Sans doute, il procède en newtonien : il se propose expressément d'appliquer la « méthode expérimentale » à l'analyse de la notion de mérite personnel. S'il peut établir une relation de coexistence entre la distinction du bien et du mal et quelque autre distinction psychologique définie, relation telle que les deux distinctions varient ensemble, dans la même proportion et sous l'action des mêmes causes, il croit pouvoir conclure à l'identité de l'une et de l'autre. La loi générale permettra de rendre compte des phénomènes, même lorsqu'ils semblent divers, même lorsqu'ils semblent contradictoires 34. « Le Rhin coule vers le Nord, le Rhône coule vers le Sud; tous deux prennent cependant leur source dans la même montagne, et sont entraînés dans des directions opposées par le même principe de gravité ». L'analogue du principe de l'attraction universelle, c'est, en matière de philosophie morale, le principe de l'utilité nous disons, en fait, d'une action qu'elle est moralement louable, dans la mesure

où elle paraît conforme à l'intérêt social. Mais, précisément parce qu'il prétend se conformer à une méthode purement expérimentale, Hume ne pense pas que la tâche du philosophe moral soit de donner des ordres. Il cherche ce qui est; c'est par une étrange pétition de principe que la plupart des moralistes, après avoir procédé de même, se trouvent tout à coup occupés à définir ce qui doit être 35. Or, s'il faut voir ici une pétition de principe, l'objection porte contre Bentham; car l'idée maîtresse de Bentham, ce sera précisément d'avoir découvert, dans le principe de l'utilité, un commandement pratique en même temps qu'une loi scientifique, une proposition qui nous enseigne indivisiblement ce qui est et ce qui doit être 36. La raison, selon Hume, est essentiellement inactive. Faite uniquement pour comparer des idées, elle est impuissante à distinguer le bien et le mal dans l'action. Le jugement moral se fonde non sur une idée, mais sur une impression, un « sentiment » analyser ce sentiment, dire quel est, en fait, le sentiment moral, telle est la tâche du moraliste 37. C'est une chose caractéristique, quoique aussi bien Bentham n'emploie pas les mots de raison et de sentiment tout à fait au même sens où Hume les employait, que, dans son « Introduction aux Principes de Morale et de Législation », il se propose explicitement de soustraire la morale à la domination du sentiment, pour y faire régner la raison 38.

Mais, d'autre part, il est intéressant de remarquer que, dans les écrits de Hume, précisément parce que si

pensée est complexe et se défie des solutions simples, on trouve à l'état naissant les diverses interprétations qui peuvent être proposées, et vont effectivement être proposées, du principe de l'utilité. Que le plaisir soit la fin des actions humaines, cela est conforme à la thèse générale que soutient Hume. « Demandez à un homme pourquoi il prend de l'exercice, il répondra, parce qu'il désire conserver sa santé; si vous demandez, alors, pourquoi il désire la santé, il répondra sans hésiter, parce que la maladie est pénible. Si vous poussez plus loin votre enquête, et demandez à savoir pour quelle raison il hait la peine, il est impossible qu'il vous en donne jamais une. C'est là une fin dernière, et qui n'est jamais rapportée à un autre objet 39 ». Mais ce qui est agréable pour moi n'est pas nécessairement agréable pour mon prochain; ni ce qui est pénible pour moi, pénible pour lui. Si l'objet naturel de mes désirs, c'est mon plaisir, si l'objet naturel de mes aversions, c'est ma douleur, comment concevoir que le sens moral, qui m'inspire de poursuivre l'utilité générale, et non mon intérêt privé, fasse partie de ma nature? Trois réponses sont possibles à cette question; toutes se rencontrent chez Hume; elles constituent trois doctrines logiquement distinctes, et peut-être contradictoires entre elles; il n'en est pas une, cependant, qui, sous une forme plus ou moins explicite, ne soit présente dans toute doctrine de l'utilité.

On peut admettre, d'abord, que l'identification de l'intérêt privé et de l'intérêt général se fait spontané

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