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En 1776, sa préoccupation dominante, dans le « Fragment sur le Gouvernement », c'est de réfuter les lieux communs de la doctrine whig. Fiction, le contrat originel de Locke et de ses disciples. Mais fiction aussi la théorie du gouvernement mixte. A en croire Blackstone, le gouvernement mixte, image de la Sainte Trinité, réaliserait la conciliation des trois perfections divines : le pouvoir, qui correspond à l'élément monarchique; la sagesse, qui correspond à l'élément aristocratique ; la bonté, qui correspond à l'élément démocratique. On pourrait démontrer, réplique Bentham, avec la même rigueur, que la constitution mixte unit, non pas toutes les perfections, mais toutes les imperfections et tous les vices propres aux trois constitutions simples : si, comme Bentham le pense, la constitution anglaise possède cette prééminence dont elle se vante sur toutes les autres constitutions connues, il faut trouver d'autres raisons pour la justifier 81. Fiction, la théorie de la division des pouvoirs 82. Où placer les limites logiques qui devraient séparer le pouvoir législatif du pouvoir exécutif ? Et comment concevoir une constitution qui réussisse à supprimer, entre ces deux termes, toute espèce de réciprocité d'influence? Fiction, la notion constitutionnelle de pouvoir elle-même *3. On veut que le gouvernement, légalement, puisse ou ne puisse pas faire telle ou telle chose. Mais le pouvoir gouvernemental est un pouvoir de fait, non pas infini, mais indéfini, et limité seulement, selon la diversité des cas, par la résistance des sujets. Ce qui définit une société politique, c'est, chez

un groupe d'hommes appelés sujets, l'habitude d'obeir à un homme, ou à un groupe d'hommes, qui sont alors appelés gouvernant ou gouvernants. Si donc un contrat limite, chez le gouvernement, le pouvoir de faire les lois, ce ne sera jamais le pouvoir fictif, « métaphysicolégal », dont nous parlent les juristes, ce sera le pouvoir réel, dans le cas où, la convention étant expresse et connue des sujets, ceux-ci possèdent un signe commun pour reconnaître quand, à leur avis, ils doivent résister. Des fictions légales ne permettent jamais de trancher le différend << entre ces deux antagonistes jaloux, la liberté et le gouvernement »; et Bentham, par l'application qu'il fait du principe de l'utilité, résout le problème dans le sens autoritaire. L'idée d'une « société politique », système de contraintes imposées et subies, est une idée positive; mais l'idée d'un « état de nature », où fait défaut l'habitude d'obéir à un gouvernement constitué, comme aussi l'idée de la « liberté », qui ne consiste, selon Bentham, que dans l'absence de contrainte, sont des idées purement négatives. Par liberté, nous dit-il, empruntant à Montesquieu sa définition, il faut entendre, si l'on veut se faire des notions claires, une branche de la sûreté. Mais, la liberté, telle qu'on l'entend généralement, consiste en ceci que « des contraintes ne sont pas imposées à nous-mêmes; la sécurité, en ce que « des contraintes sont imposées à d'autres ». Parlez d'utilité, vous pénétrez l'individu de cette idée qu'il doit subir des contraintes, pour que l'intérêt de chacun soit artificiellement identifié avec l'intérêt de tous.

Parlez de droit naturel, de loi de nature, et vous invitez chacun, fort de sa conscience, livré aux impulsions du principe de sympathie et d'antipathie, à prendre les armes contre toute loi qui se trouve lui déplaire 7. La philosophie de l'utilité n'est pas essentiellement une philosophie libérale : Bentham, dans sa jeunesse, est un tory 88. Sa famille a longtemps été jacobite. Il prend parti pour le roi contre Wilkes 89, pour le roi contre les Américains révoltés, mécontent des raisons par lesquelles les insurgés justifient leur désobéissance, mécontent, d'ailleurs, aussi, des arguments gouvernementaux. Le droit est l'arme employée des deux côtés. « Nous avons le droit d'être ce que nous voulons être », disent les Américains. « Nous avons le droit de continuer à vous forcer d'être ce que nous voulons que vous soyez », répliquent les ministres. « Nous avons le droit de leur imposer des lois, mais nous n'avons pas le droit de les frapper d'impôts », dit lord Camden pour tout concilier: « comme si des intérêts inconciliables pouvaient être conciliés par une distinction qui ne correspond à aucune différence réelle ». Bentham collabore, en 1775, à une brochure où son ami James Lind traite la question, et ramène le débat aux vrais principes 90.

En 1781, Bentham fait la connaissance de lord Shelburne; c'est au succès de son Fragment on Government. qu'il aurait, si nous l'en croyons, dû ce patronage et cette amitié. Les amis tories de Bentham s'inquiètent, craignent qu'il ne passe au camp des Américains. Car, depuis plus de dix ans, lord Shelburne, lieutenant et

porte-parole de lord Chatham, a été l'allié constant d'Edmund Burke et des whigs contre la politique du roi et de lord North, préchant d'abord une politique de conciliation avec les rebelles, puis, quand la conciliation. est devenue manifestement impossible, la séparation totale: c'est lui qui, en 1783, signera, en qualité de premier ministre, le traité de paix avec les colonies désormais indépendantes. Bentham rassure ses amis: il a posé pour condition de son amitié avec lord Shelburne que celui-ci respecterait la liberté de ses opinions politiques 92. Ne peut-on supposer, cependant, qu'il subit, vers cette époque, l'influence du milieu où il vit? C'est en 1782 que, dans son essai sur l'Influence des Temps et des Lieux en matière de Législation,» il déclare la constitution anglaise parfaite « quant à ses principes directeurs 93 »; la même année, dans son traité de la << Législation Indirecte», en d'autres termes, des moyens indirects à employer par le législateur pour prévenir les délits, il définit ces principes directeurs. Ils consistent dans la division des pouvoirs, qui présente, nous dit Bentham, trois avantages : elle diminue le danger de la précipitation, elle diminue le danger de l'ignorance, elle diminue le danger du manque de probité". Après avoir critiqué le principe de la division des pouvoirs, voici que Bentham s'essaie à trouver une formule utilitaire de ce principe. Convient-il, cependant, d'attacher une importance extrême à ce changement d'opinion? La constitution anglaise, malgré tant de corruptions avouées, tant de troubles civils, est déjà unanimement consi

«

dérée, à travers l'Europe, comme un modèle à imiter: comment un Anglais, même le plus mécontent, le plus avide de réformes, pourrait-il résister à un préjugé aussi universel en faveur de la constitution de son propre pays? Bentham ne cessera, d'ailleurs, de critiquer, postérieurement, le principe de la division des pouvoirs; quelques années plus tard, rédigeant, à l'usage de Dumont, une traduction française de sa «< Législation il supprimera tout le passage relatif à la division des pouvoirs 96.

indirecte »,

D'ailleurs, lord Shelburne n'est pas un whig; et l'alliance de la faction de lord Chatham avec la faction du marquis de Rockingham est temporaire, et, à bien des égards, accidentelle. Le philosophe du parti whig, à cette époque, c'est Edmund Burke, le grand orateur, le grand écrivain. L'Angleterre, selon lui, comme jadis la République romaine, doit sa grandeur à la puissance de l'esprit de parti. Car, c'est dans les partis, où certaines façons de penser se transmettent de père en fils, que se fait l'éducation des hommes d'État, et que se forment les mœurs politiques 7. Burke est, pourraiton dire, un sociologue, indifférent aux questions de vérité et de principe. Sa philosophie sociale est une philosophie d'antidoctrinaire. Les doctrinaires ne peuvent pas, en effet, ne pas détester les partis politiques. Rien de plus contraire à l'esprit de parti (il faut penser avec son groupe, il faut se conformer aux traditions de sa famille ou de sa race) que l'esprit philosophique, la méthode de la table rase (il faut s'affranchir des pré

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