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l'idée même à laquelle Hume et Bentham opposent, comme faisant contraste avec elle, l'idée d'utilité. Les réformateurs qui demandent soit le suffrage uni- | versel, soit des élections annuelles, se fondent moins sur l'utilité supposée de ces réformes que sur leur conformité à une tradition vénérée, conforme aux clauses originelles d'une convention historique passée entre les gouvernants et les gouvernés. Quand Sawbridge commence, en 1771, la série de ses motions en faveur de la dissolution annuelle du Parlement, Grenville Sharpe publie, en réponse à Blackstone, une discussion historique tendant à établir que les lois d'Édouard III obligeaient le roi à convoquer tous les ans un nouveau Parlement. C'est le retour aux institutions saxonnes que Cartwright préconise lorsqu'il demande l'établissement de parlements annuels, l'universalisation de la franchise électorale, et l'organisation des milices". Par où les agitateurs adaptent leur doctrine démocratique aux formules du libéralisme courant. Est-ce qu'en 1688 un contrat n'a pas été passé entre le roi et ses sujets, contrat qui est et doit rester la base de tout le droit public anglais? Et la théorie de Locke n'est-elle pas l'équivalent théorique de la Révolution de 1688 ? C'est, selon Locke, un contrat qui a fondé la société politique en établissant la loi des majorités; et le consentement de la majorité fait la légitimité des constitutions différentes, établies en des pays différents. A mesure que les générations se succèdent, les fils, par le fait qu'ils acceptent l'héritage

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paternel, donnent leur consentement au gouvernement que leurs pères avaient eux-mêmes accepté : ainsi le contrat originel se trouve perpétuellement retrouvé par une série d'innombrables contrats tacites. Les gouvernants sont responsables devant les gouvernés. Mais, entre les uns et les autres, le contrat originel n'a pu prévoir d'arbitre si donc les gouvernants violent le contrat, l'insurrection, la « résistance », est le recours des gouvernés 13. La « Déclaration des Droits » a proclamé que Jacques II, pour avoir violé les conditions du pacte qui le lie à ses sujets, devait être considéré comme ayant en fait abdiqué; et un nouveau contrat a été passé avec une dynastie nouvelle. De sorte que, dans l'Europe entière, le gouvernement anglais se trouve être le seul gouvernement qui soit légitime, le seul qui se fonde sur un contrat dont la date peut être fixée dans l'histoire, et qui consacre par son existence même le « droit de résistance ». D'où cette conséquence paradoxale jusqu'en 1760, c'est le parti d'opposition, le parti jacobite, qui condamne le droit d'insurrection, préconise la doctrine de la « non-résistance» ou de l'obéissance passive, tandis que la doctrine du droit de résistance est la doctrine du parti whig et de la dynastie régnante. Fox comprend et exprime spirituellement ce qu'il y a de paradoxal dans l'attitude d'un parti de gouvernement adoptant pour dogme fondamental la théorie du droit à l'insurrection, lorsqu'il dit que « le principe sacré de résistance doit toujours être présenté au gouvernement comme

d'une application possible; au peuple comme d'une application impossible ». Le principe n'en reste pas moins pour lui un « principe sacré »; il restera tel, pour tous les écrivains du parti whig, jusque dans les premières années du XIXe siècle". De sorte qu'utilitaires et tories se trouvent d'accord pour discuter les idées politiques du parti whig: c'est Hume, le précurseur de la philosophie de l'utilité, qui, dans un de ses «Essais », reprenant des idées antérieurement ébauchées dans son « Traité », donne sa forme classique à la critique de la théorie contractuelle.

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En un sens, Hume est disposé à tenir pour vraie la théorie du contrat originel. Toute société est paradoxale en son essence, car elle consiste dans le gouvernement du plus grand nombre par le plus petit nombre. Or les plus nombreux sont les plus forts: c'est donc sur l'opinion seule que sont fondés tous les gouvernements, le plus despotique comme le plus libre. Les hommes étant sensiblement égaux, quant à leurs aptitudes physiques et mentales, leur consentement seul peut les avoir, à l'origine, avec le sens des avantages qui résultent de l'établissement de la paix et de l'ordre, associés ensemble et soumis à un gouvernement. Les biens extérieurs dont notre travail et la bonne fortune nous acquièrent la possession sont exposés constamment à la violence des autres hommes. Pour conférer à leur possession la stabilité qui ne leur est pas départie par la nature, les hommes ont recouru à une convention, d'où naissent les idées de justice et d'injustice, de

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propriété, de droit, et d'obligation. Cette convention n'a pas besoin d'être une promesse expresse: il suffit d'un sentiment général d'intérêt commun. « Deux hommes qui tirent les rames d'un bateau le font en vertu d'une entente ou convention, sans jamais s'être fait l'un à l'autre de promesses ». Tel fut le caractère des conventions dont sont sortis le langage, la monnaie. L'invention de la justice, d'ailleurs, comme l'invention du langage, est tellement simple, elle s'impose tellement à l'intelligence, qu'on ne saurait considérer l'humanité comme s'en étant longtemps passée, et que l'état primitif de l'humanité peut être à juste titre tenu pour un état social. Ce qui n'empêchera pas encore les philosophes de parler d'un état de nature, antérieur à la formation de la société civile; et la chose est permise, pourvu qu'il soit entendu qu'il ne s'agit ici que d'un procédé commode pour l'exposition logique des faits. On peut accorder aux psychologues la même liberté qu'aux physiciens c'est une méthode habituelle à ceux-ci de considérer tout mouvement comme composé de mouvements plus simples, et qu'il est possible d'isoler, quoiqu'ils tiennent en même temps tout mouvement pour incomposé et inséparable en soi.

Mais les théoriciens du contrat originel exigent davantage. Ils ne se bornent pas à chercher, dans une convention, l'explication de l'origine historique des gouvernements; ils cherchent dans cette convention le fondement de l'autorité présentement exercée par les gouvernements. Tous les hommes, si nous acceptons

cette théoric, sont nés égaux, et ne doivent la soumission à aucun prince ni à aucun gouvernement, s'ils ne sont liés par une promesse conditionnelle, qui impose des obligations au sujet dans la mesure précise où le souverain lui accorde justice et protection.

Or, en premier lieu, cette thèse est contraire à l'opinion générale; et l'appel au consentement universel, s'il n'est pas concluant en métaphysique et en physique, constitue la seule méthode propre à trancher les discussions morales. Combien d'hommes ont conscience que leur obéissance au gouvernement repose sur un contrat, et se trouve liée à l'exécution, par le gouvernement, des clauses du contrat ? L'attachement de toutes les nations pour leur ancien gouvernement, et pour les noms mêmes qui ont reçu la sanction de l'antiquité, est un fait d'expérience. L'antiquité engendre toujours la croyance au droit. Il suffit à un homme de constater qu'un gouvernement est établi depuis longtemps, pour qu'il soit porté à lui obéir: « l'obéissance et la sujétion deviennent si familières, que la plupart des hommes ne se livrent pas plus à une enquête sur leur origine et leur cause, que sur le principe de la gravitation, de la résistance, ou sur les lois les plus universelles de la nature ». - Dira-t-on que le contrat originel est 48 inconnu de la génération présente, mais n'en a pas moins été conclu entre les hommes d'une génération antérieure? C'est supposer, d'une part, que les promesses faites par le père peuvent engager le fils; et l'on ne saurait, sans abuser des mots, supposer qu'il y a renou

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