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Il n'existait, jusqu'à ces derniers temps, ni en France, ni en Allemagne, ni même en Angleterre, aucune histoire générale du mouvement utilitaire; et nous nous étions proposé de combler cette lacune. Malgré l'apparition récente du grand ouvrage en trois volumes, de M. Leslie Stephen, sur les Utilitaires anglais, nous espérons que notre livre conservera quelque intérêt. Le plan suivi n'est pas le même. Le cadre n'est pas le même. Enfin, l'examen de manuscrits importants nous a permis de préciser plusieurs questions relatives à la biographie de Bentham, à la chronologie de ses œuvres, à l'histoire de sa pensée, à la formation de son groupe. Nous remercions le Comité Directeur d'University College (Londres) qui nous a permis de consulter les manuscrits de Bentham, conservés dans la bibliothèque du Collège, et M. Graham Wallas, l'auteur de la remarquable biographie de Francis Place, qui a bien voulu nous signaler, au British Museum, dans les papiers de Place, des documents intéresssants pour la connaissance de l'histoire du groupe utilitaire.

INTRODUCTION

Quelles sont les idées qu'éveille, dans l'esprit d'un étudiant ou d'un professeur de philosophie, le nom de la doctrine utilitaire? Il se rappelle les règles de l'arithmétique morale de Bentham, le titre d'un essai de Stuart Mill. Il sait que le lien est assez étroit entre la morale de l'utilité et la psychologie de l'association des idées, que, généralement, les utilitaires ont été des associationistes. Mais sait-il que l'arithmétique morale a beaucoup moins pour objet de fonder une morale que de fonder une science de droit, de fournir une base mathématique à la théorie des peines légales? Sait-il, si ce n'est vaguement, que l'économie politique orthodoxe, la tradition d'Adam Smith, de Malthus, de Ricardo, a fait partie de la doctrine? Sait-il encore qu'à l'époque ou l'utilitarisme était une philosophie constituée, et non pas seulement une opinion courante,

il fallait être radical pour être utilitaire (d'où la désignation de radicaux philosophiques), et que les adeptes de la morale de l'utilité étaient en même temps les théoriciens de la démocratie représentative et du suffrage universel? Mais, si l'on ne sait pas cela, peut-on vraiment dire que l'on connaisse la morale utilitaire et le principe même de l'utilité? Car ce qui érige une proposition en principe, c'est précisément la fécondité logique de cette proposition, le nombre des conséquences qu'elle implique. Pour connaître vraiment le principe de l'utilité, il faut donc en connaître toutes les conséquences, toutes les applications juridiques, économiques et politiques. Nous essayons de rendre la connaissance de la morale utilitaire plus exacte en la rendant plus complète. Nous étudions l'utilitarisme intégral.

Or, pour étudier la doctrine à la fois dans son unité et dans toute sa complexité, quelle méthode convient-il de choisir? Pourrait-on, afin d'en simplifier l'exposition, supposer le radicalisme philosophique déjà constitué, et analyser l'ensemble des opinions philosophiques et sociales, théoriques et pratiques, qui pouvaient être celles d'un Stuart Mill, aux environs de 1832? La méthode présente des inconvénients graves. Suivant que l'exposition de la doctrine en mettrait mieux en lumière l'unité ou les contradictions, on nous soupçonnerait, dans le premier cas d'avoir employé,

pour la reconstituer, des procédés arbitraires et factices, ou, dans le second cas, d'avoir volontairement insisté sur les contradictions, afin de faciliter la tâche du critique. Mieux vaut sans doute laisser parler les faits, montrer à la suite de quelles péripéties tant de théories diverses sont venues successivement s'agréger au bloc de l'utilitarisme intégral, étudier le développement réel des concepts fondamentaux, raconter l'histoire de la formation du radicalisme philosophique. Par où notre sujet d'étude prend une ampleur nouvelle, en raison de l'importance que présente, dans l'histoire de l'esprit public en Angleterre, la doctrine utilitaire. Car l'Angleterre a eu, comme la France, son siècle de libéralisme; et au siècle de la Révolution française correspond, de l'autre côté de la Manche, le siècle de la révolution industrielle; à la philosophie juridique et spiritualiste des droits de l'homme, la philosophie utilitaire de l'identité des intérêts. Les intérêts de tous les individus sont identiques. Chaque individu est le meilleur juge de ses intérêts. Donc il faut supprimer toutes les barrières factices que les institutions traditionnelles élèvent entre les individus, toutes les contraintes sociales qui se fondent sur la prétendue nécessité de protéger les individus les uns contre les autres et chacun contre soi-même. Philosophie émancipatrice, très différente par son inspiration et ses principes, mais voisine par beaucoup de ses applica

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