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L'homme, à la différence de l'animal, ne vit pas seulement dans le présent, il vit encore dans l'avenir, compte sur l'avenir. La sûreté est un bien en ce qu'elle justifie le sentiment de sécurité qui permet à l'homme de former un plan général de conduite, de relier les uns aux autres, de manière à en composer une vie unique, les divers moments successifs de son existence. Toute atteinte portée à ce sentiment de l'attente produit une peine, la peine du désappointement, ou de l'attente trompée; peine que le principe de l'utilité prescrit d'éviter, et qui est grave en proportion de l'intensité même du sentiment de l'attente. Le principe selon lequel il faut éviter la peine d'attente trompée (disappointment preventing principle) ne le cède, selon Bentham, en importance qu'au seul principe de l'utilité, dont il dérive; c'est la forme précise du principe de la sûreté, c'est le fondement même de la propriété 25. La propriété, c'est l'attente justifiée de retirer certains avantages de la chose qu'on croit posséder; ce n'est pas une réalité physique, c'est une croyance érigée en certitude. Attente créée par la loi à l'état de nature, bien petit est le nombre des cas où l'homme peut compter s'assurer la jouissance des choses dont il a pris possession, par ses propres forces. Attente que la loi doit s'attacher à ne pas détruire une fois créée en consultant ce grand principe de la sûreté, que doit ordonner le législateur, demande Bentham, pour la masse des biens qui existent? « Il doit maintenir la distribution telle qu'elle est actuellement établie. C'est là ce qui, sous le nom de

Justice, est regardé avec raison comme son premier devoir. C'est une règle générale et simple qui s'applique à tous les États, qui s'adapte à tous les plans, même à ceux qui sont les plus contraires 26 ».

En fondant le droit de propriété sur le principe de la sûreté, Bentham pense et s'exprime en disciple de Hume. Le vice et la vertu, disait Hume, ne consistent pas dans des objets extérieurs, dans des relations ou dans des faits : « le vice et la vertu peuvent être comparés aux sons, aux couleurs, au chaud et au froid, qui, selon la philosophie moderne, sont non pas des qualités de l'objet mais des perceptions de l'esprit » 27. La justice n'est que la consécration légale apportée à des habitudes, qui étaient nées de l'opération antérieure de l'association des idées. « Il n'est point d'image, point de peinture, dit de même Bentham, point de trait visible, qui puisse exprimer ce rapport qui constitue la propriété. C'est qu'il n'est pas matériel, mais métaphysique. Il appartient tout entier à la conception de l'esprit. » L'acte de porter un vêtement, de consommer un aliment, est nettement définissable en tant qu'acte matériel, mais ne constitue pas ce qu'on appelle la propriété du vêtement ou de l'aliment un sentiment d'attente, en partie confirmé, en très grande partie créé artificiellement par la loi, voilà ce qui la constitue. Pour ce qui est des différents titres de propriété, Bentham les énumère dans l'ordre où Hume les avait énumérés, ordre d'ailleurs classique, commun à Hutcheson et à Hume, refusant de leur donner l'appellation de

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<<< titres », abstraite et trop juridique à son gré, préférant l'expression d'« événements investitifs » ou << collatifs », qui ramène l'esprit à la réalité physique à laquelle s'attache le sentiment de l'attente et s'associe l'idée de propriété 20. A l'occupation correspond, chez Bentham, la possession actuelle, à la prescription, la possession ancienne de bonne foi (Bentham considère néanmoins comme correspondant plus exactement à la prescription la possession ancienne de bonne foi malgré titre contraire); à l'accession, les autres événements investitifs. que Bentham prend soin d'énumérer dans le détail 30. Ces différentes « collations» de propriété sont utiles, nous dit Bentham, dans la mesure où elles encouragent le travail, et, par suite, avec l'accroissement de la richesse sociale, l'accroissement des chances de bonheur pour l'humanité; elles sont utiles surtout en ce qu'elles satisfont au sentiment de l'attente. La notion de l'attente était considérée déjà par Hume comme constituant le principal ingrédient de la notion complexe de justice. « L'expérience, écrivait-il, nous assure que le sens de l'intérêt est devenu commun à tous nos semblables, et nous donne confiance dans la régularité future de leur conduite; c'est seulement sur cette attente que se fondent notre modération et notre abstinence »; et il ajoutait que « la justice s'établit par une sorte de convention ou d'accord, c'est-à-dire par un sentiment d'intérêt, supposé commun à tous, et où chaque acte isolé est accompli dans l'attente que d'autres doivent accomplir le même acte », « Il faut, écrit Bentham,

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que les vues des jurisconsultes aient été bien confuses, puisqu'ils n'ont jamais donné une attention particulière à un sentiment si fondamental dans la vie humaine. A peine ce mot d'attente se trouve-t-il dans leur vocabulaire. A peine trouverait-on dans leurs ouvrages un argument fondé sur ce principe. Ils l'ont suivi sans doute à beaucoup d'égards, mais ils l'ont suivi par instinct plus que par raison. S'ils avaient connu son extrême importance, ils n'auraient pas manqué de le nommer, de le signaler, au lieu de le laisser dans la foule »32. On se rend compte de la révolution que se propose d'opérer Bentham: il veut traduire les abstractions techniques de la langue du droit dans le langage réaliste de la nouvelle psychologie anglaise.

Mais, alors, qu'advient-il de l'opinion de Bentham selon laquelle le principe de l'utilité se distingue de tous les principes « arbitraires », en ce qu'il est un principe non de conservation, mais de réforme? Si, partis du principe de l'utilité, nous passons par l'intermédiaire du principe de la sûreté (ou, ce qui revient au même, du disappointment preventing principle), n'en viendrons-nous pas nécessairement à justifier, sans exception, sans critique, toutes les habitudes invétérées, toutes les croyances établies, en un mot tous les préjugés juridiques? « Il n'y a rien de plus diversifié que l'état de la propriété en Amérique, en Angleterre, en Hongrie, en Russie; généralement, dans le premier de ces pays, le cultivateur est propriétaire, dans le second il est fermier, dans le troisième attaché à la glèbe, dans le qua

trième esclave. Cependant, le principe suprême de la sûreté ordonne de conserver toutes ces distributions, quoique leur nature soit si différente et qu'elles ne produisent pas la même somme de bonheur 33. Et Bentham se fonde sur cette définition, essentiellement conservatrice, de la propriété et de la justice pour condamner, après Hobbes,l'éducation classique, qui nous accoutume, dans l'histoire de l'antiquité, à respecter « des actes publics d'injustice, atroces en eux-mêmes (abolition des dettes, partage des terres), toujours colorés sous des noms spécieux, toujours accompagnés par un éloge fastueux des vertus romaines » 3.

Cependant, nous avons vu que, parmi les quatre biens de la société civile, Bentham, à côté du bien de la sûreté, fait une place au bien de l'égalité; ce que, d'ailleurs, il entend par le mot d'égalité, pris absolument, ce n'est ni l'égalité politique ni l'égalité civile, c'est l'égalité « dans un sens relatif à la distribution des propriétés ». La loi ne devra jamais créer une inégalité car, dans une société constituée pour assurer le plus grand bonheur du plus grand nombre, il n'y a pas de raison pour que la loi cherche à en donner plus à un individu qu'à un autre; et, d'autre part, l'avantage qui serait acquis d'un côté par la partie favorisée ne compenserait pas la perte éprouvée par tous ceux qui ne partagent pas la même faveur. Mais, dans une société où, déjà, les richesses se trouvent inégalement distribuées, il y a contradiction entre les prescriptions du principe de la sûreté et celles du principe de l'éga

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