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mons les divers ordres de connaissance 73. Principe que Bentham reprendra pour l'appliquer, dans sa « Chrestomathie », à un essai de classification des sciences. Aux actions. « Si l'univers physique est soumis aux lois du mouvement, l'univers moral ne l'est pas moins à celles de l'intérêt »; et, si l'intérêt personnel est l'unique et universel appréciateur du mérite des actions. des hommes, la probité, par rapport à un particulier, n'est, conformément à sa définition, que « l'habitude des actions personnellement utiles à ce particulier 74». Par rapport à un particulier, soit; mais par rapport à la société ? C'est toujours le même problème qui se pose; et Helvétius y répond en se ralliant au principe de l'identification artificielle des intérêts.

Il réfute la théorie des climats, développée par Montesquieu dans son « Esprit des Lois » 75. Au déterminisme physique et en quelque sorte géographique de Montesquieu, Helvétius oppose un déterminisme moral; l'homme est moins le produit des circonstances géographiques que des circonstances sociales, de l'éducation au sens le plus large du mot « c'est uniquement, nous dit-il, dans le moral qu'on doit chercher la véritable cause de l'inégalité des esprits 76». La conséquence de cette théorie, c'est que l'homme est muni, grâce à la connaissance qu'il acquiert des lois de la nature humaine, d'un pouvoir illimité de transformer ou de réformer l'homme. C'est la théorie que reprendront, au commencement du XIXe siècle, les éducateurs comme James Mill, disciple de Bentham, ou comme Robert

Owen, disciple de Godwin : par l'éducation, on enseigne aux individus à identifier leur intérêt avec l'intérêt général. Or Bentham et Godwin sont deux disciples d'Helvétius. Du moment que toutes les inégalités entre individus proviennent de causes morales, il en doit être de même de l'inégalité des sexes. Elle est due à des causes sociales et modifiables, non physiologiques et immuables". Helvétius est féministe. Or c'est Mary Wollstonecraft, femme de Godwin, qui fondera, en 1792, le féminisme anglais avec son « Apologie des Droits de la Femme » ; et, aux approches de 1832, la plupart des radicaux utilitaires, Bentham en tête, seront, eux aussi, féministes. On aperçoit sous quelle influence Bentham a conçu l'espoir de constituer une science exacte de la morale, lorsqu'on voit Helvétius déclarer qu'il existe un art pédagogique, un art d'inspirer et de régler les passions, dont les principes sont « aussi certains que ceux de la géométrie 7 ».

Helvétius demande, d'ailleurs, qu'on entende le mot « éducation >> au sens le plus large « chacun, si je l'ose dire, a pour précepteurs, et la forme du gouvernement sous lequel il vit, et ses amis et ses maîtresses, et les gens dont il est entouré, et ses lectures, et enfin le hasard, c'est-à-dire une infinité d'événements dont notre ignorance ne nous permet pas d'apercevoir l'enchaînement et les causes 7». Le législateur est donc un pédagogue, un moraliste : la morale et la législation ne font «qu'une seule et même science ». C'est uniquement par de bonnes lois qu'on peut former des hommes

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vertueux tout l'art du législateur consiste à forcer les hommes, par le sentiment de l'amour d'eux-mêmes, d'être toujours justes les uns envers les autres $1. Toute l'étude des moralistes consiste à déterminer l'usage qu'on doit faire des récompenses et des peines, et le secours qu'on en peut tirer pour lier l'intérêt personnel et l'intérêt général. Dans cette union, Helvétius voit « le chef-d'œuvre que doit se proposer la morale »; et, avec plus de précision encore, il trace, comme il suit, le programme même que Bentham essaiera bientôt de remplir: « C'est à l'uniformité des vues du législateur et à la dépendance des lois entre elles que tient leur excellence. Mais, pour établir cette dépendance, il faut pouvoir les rapporter toutes à un principe simple, tel que celui de l'utilité du public, c'est-àdire du plus grand nombre d'hommes soumis à la même forme du gouvernement principe dont personne ne connaît toute l'étendue ni la fécondité; principe qui renferme toute la morale et la législation 83».

Avant de se propager en Angleterre, la doctrine d'Helvétius s'est propagée en Italie, où Beccaria essaie, dans un livre fameux, d'appliquer systématiquement les principes de la philosophie d'Helvétius à la matière du droit pénal 8. Le « Traité des Délits et des Peines >> paraît en 1764; la traduction française de Morellet, en 1766; la première traduction anglaise, en 1767. Bentham est le disciple de Beccaria, comme il est le disciple d'Helvétius. D'une part, il pousse plus loin que n'avait fait Beccaria l'application du principe de l'uti

lité à la solution des problèmes juridiques, projette et commence de rédiger un Code Universel, rédige tout un Code Pénal; et son « Introduction » a dû être intitulée << Introduction à un Code Pénal 5», avant de recevoir un titre visiblement emprunté à Helvétius. D'autre part, il se sert de diverses observations, éparses dans le petit traité de Beccaria, pour donner une rigueur mathématique aux principes de la philosophie de l'utilité; y trouve, un peu plus explicite que chez Helvétius, sa formule du « plus grand bonheur du plus grand nombre », la massima felicità divisa nel maggior numero *6; dans l'analyse, instituée par Beccaria, des éléments qui font la gravité de la peine: intensité et durée, proximité et certitude, il aperçoit les premiers éléments de son calcul moral 87. «O mon maître, s'écrie-t-il, premier évangéliste de la raison, toi qui as élevé ton Italie si au-dessus de l'Angleterre, et j'ajouterais de la France, si Helvétius, sans écrire sur les lois, ne t'avait pas déjà aidé, ne t'avait pas fourni tes idées fondamentales, toi qui parles raison sur les lois, alors qu'en France on ne parlait que jargon, lequel, cependant, comparé au jargon anglais, était la raison même, toi qui as fait des excursions si fréquentes et si utiles dans le sentier de l'utilité, que reste-t-il à nous autres ? de ne nous en écarter jamais ». Nul penseur n'a été moins soucieux que Bentham de dissimuler ce qu'il emprunte à ses devanciers, à ses contemporains, à son siècle.

Enfin, dans le moment même où Bentham va chercher des inspirateurs en France et en Italie, la

morale de l'utilité, depuis longtemps préparée, et énoncée sous des formes constamment plus parfaites par des penseurs tels que Gay, Hutcheson, Hume et Brown, continue à se développer en Angleterre, autour de Bentham. Les idées fondamentales sur lesquelles sa philosophie va reposer sont déjà les idées courantes des contemporains de sa jeunesse; et c'est une chose curieuse que, vers cette époque, la doctrine de l'utilité trouve en Angleterre son expression presque définitive, chez deux écrivains populaires qui sont deux hommes d'église, le dissident Priestley et l'anglican Paley.

Priestley, dans un essai, publié en 1768, <<< sur les premiers principes du gouvernement, et sur la nature de la liberté politique, civile et religieuse », propose d'adopter, à titre de « grand criterium » pour trancher toutes les questions de politique, « le bien et le bonheur des membres, c'est-à-dire de la majorité des membres d'un État ». Il s'étonne que l'idée ait échappé jusqu'ici à tant d'écrivains; car « cette unique idée générale, convenablement suivie, jette le plus grand jour sur le système entier de la politique, de la morale... » ; il ajoute même « de la théologie »: car on ne peut considérer Dieu comme animé par une autre préoccupation que celle du bonheur de ses créatures. Mais ce penseur bizarre, cet hérétique de profession, déterministe, matérialiste, négateur de la divinité de Jésus, et cependant prêtre chrétien, d'ailleurs historien fécond, agitateur politique, grand chimiste, « Priestley-Protée », comme on l'appelle, manque de l'esprit de suite nécessaire pour

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