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qui, pour être obscure et fondée sur la base creuse de l'ipse dixit, n'en est pas moins attrayante ». Mais cette phrase elle-même indique quel caractère Bentham attribue à ses propres spéculations: il s'essaie, il s'exerce, puisque l'égalitarisme de Rousseau est en vogue, à en trouver la formule utilitaire 104. Gardons-nous cependant d'attacher, à cet exercice de logicien, une importance exagérée. Deux mois plus tard, dans une note additionnelle de son << Introduction »>, il dénonce la fiction dangereuse des droits imprescriptibles. Jamais il ne publiera son « Essai sur la Représentation ». Des préoccupations plus fortes l'empêchent de s'intéresser pour l'instant, au problème constitutionnel.

Lord Shelburne lui-même, en réalité, pas plus qu'il n'est un whig, ne semble avoir été, surtout dans cette période de sa vie politique, un démocrate sincère. Il est partisan d'un pouvoir fort, placé en dehors et audessus des distinctions de parti. Au moment où il vient d'entrer en rapport avec Bentham, lorsqu'il est fait, en 1782, premier ministre, ses instincts autoritaires s'accentuent, il parle le langage d'un « ami du roi », d'un défenseur de la prérogative, et se réfère, assez singulièrement, aux principes de lord Chatham, pour déclarer que l'Angleterre ne doit pas être gouvernée par un parti ou une faction, que le souverain ne doit pas être un roi fainéant, simple jouet d'un maire du palais 105. En 1789, quand Burke dénonce, en Warren Hastings, un «< nabab », un parvenu, qui, après avoir pratiqué, aux Indes Orientales, une politique d'usur

pation, violé toutes les traditions, ruiné des monarchies séculaires, insulté des religions vénérées, vient pratiquer, en Angleterre, au profit du roi, une politique également tyrannique, également dédaigneuse des traditions; quand Pitt abandonne à Burke cette proie, lord Shelburne prend parti pour Hastings. « Les Foxites et les Pittites, écrit-il à Bentham, s'entendent pour couvrir toutes les canailles et persécuter le seul homme de mérite qui existe »; et il fait dresser dans sa maison de Londres un buste de Hastings avec une inscription qui flétrit l'ingratitude de ses concitoyens 106. Plus qu'avec des démocrates, tels que Price et Priestley, il est en communion d'idées avec des penseurs comme Hume, qu'il a connu, comme Adam Smith, dont il se vante d'être un disciple, comme Bentham enfin, un de ses plus intimes amis, et le plus régulier de ses hôtes au château de Bowood.

Lord Shelburne a-t-il songé un instant à faire de lui un client capable de lui rendre des services? «< Monsieur Bentham, lui a-t-il demandé un jour, qu'est-ce que vous pouvez faire pour moi»? Mais Bentham lui a répondu «< Rien du tout, mylord, rien que je sache; je n'ai jamais dit que je pourrais; je suis comme le prophète Balaam la parole que Dieu met dans ma bouche c'est la seule que je puisse prononcer » 107. Lord Shelburne a donc respecté l'indépendance de Bentham, dont le désintéressement, l'originalité, « le raniment, dit-il, comme l'air des champs un médecin de Londres » 108. Ce que Bentham, de son côté, aime en lord

Shelburne, c'est le goût des innovations et des réformes, joint au mépris des préjugés de parti 109. Bentham a tout un programme de réformes juridiques et économiques, fondées sur le principe de l'utilité publique et du plus grand bonheur du plus grand nombre. En matière juridique, il adopte le principe despotique de l'identification artificielle des intérêts; en matière économique, le principe libéral de l'identité naturelle des intérêts. Plus tard, beaucoup plus tard, il reprendra, pour les incorporer à une théorie complète de la démocratie représentative, ses réflexions de 1782 sur la division des pouvoirs, son essai de 1788 sur le suffrage universel. Mais, pour l'instant, il ne semble pas avoir encore pris au sérieux l'application du principe, sous l'une ou l'autre de ses formes, à la solution des problèmes de droit constitutionnel. Disciple d'Helvétius, il a trop de confiance dans le gouvernement de la science pour se rallier à la thèse anarchiste, trop de confiance même pour acccepter la solution mixte, proposée par Priestley, à laquelle il finira pourtant par se rallier. Il insiste fréquemment, vers cette époque, sur la différence essentielle qui existe entre le droit constitutionnel et les autres branches du droit : l'impossibilité d'édicter des sanctions pénales contre les gouvernants, lorsqu'ils manquent à leurs obligations 110. Mais n'est-ce pas là nier que le droit constitutionnel puisse être constitué sur la base du principe scientifique de l'intérêt général? La seule sanction sur l'influence de laquelle Bentham semble compter, pour intimider les gouvernants,

c'est la sanction morale: il veut voir les gouvernants soumis à la juridiction incessante de ce qu'il appelle « le tribunal de l'opinion publique »; il réclame l'absolue liberté de la presse. Mais, sur ce point, il ne se sépare ni d'Helvétius, ni de Voltaire, ni de tous les philosophes qui, sur le continent, pour réaliser les réformes nécessaires, pour vaincre l'obstination intéressée des corps privilégiés, comptent sur un prince conseillé, critiqué, « éclairé » par les publicistes 111. Bentham serait disposé, peut-être, à affirmer, avec les physiocrates français, que l'intérêt des gouvernants est identique à celui des gouvernés, à croire, par suite, qu'il suffira, pour les convertir à la cause des réformes, d'éclairer les gouvernants sur leur véritable intérêt.

Une idée fixe le possède obtenir, partout, quelque part, n'importe où, la rédaction et la promulgation de son Code intégral. Or, à la fin du XVIIIe siècle, ce n'est pas le Parlement anglais, ce sont des souverains absolus, qui, du nord au midi de l'Europe, donnent des codes à leurs peuples. Bentham se rend compte que, de tous les pays européens, l'Angleterre est peut-être le mieux fait pour donner naissance à un bon Digeste, et qu'elle est cependant celui de tous où il est le moins vraisemblable qu'il soit jamais adopté. Philippe se félicitait que son fils Alexandre fùt né dans le siècle d'Aristote Bentham se félicite qu'il lui ait été donné d'écrire dans le siècle de Catherine, de Joseph, de Frédéric, de Gustave et de Léopold; s'il écrit bien, ce qu'il écrit n'aura pas été écrit en vain 112. Car si, peut

être, pour promulguer un Code, il faut un prince, la composition d'un Code n'est pas ouvrage de prince: << engagés dans les labyrinthes de la jurisprudence, un César, un Charlemagne, un Frédéric n'auraient plus été que des hommes ordinaires, inférieurs à ceux qui avaient blanchi dans des études arides et des méditations abstraites 113 ». Il faut, à côté du prince, un législateur; le souverain fera participer le philosophe de son autorité, et le philosophe le souverain de sa science. Voilà l'alliance dont rêve Bentham. Puisque l'impératrice Catherine a désigné son frère Samuel pour faire, dans une province de son empire, de la civilisation expérimentale, pourquoi ne deviendrait-il pas luimême le conseiller et le législateur de celle qu'il appelle «< sa chère Kitty » ? Pourquoi ne serait-il pas un jour le Cocceji d'un autre Frédéric? Est-il même impossible, maintenant qu'il connaît Dumont et Mirabeau, que Louis XVI l'invite un jour à légiférer pour la France"? Dix ans de travail suffiraient à la tâche et le Pannomion pourrait être promulgué au premier jour du nouveau siècle. Felicitas temporum, principes boni. Mais la Révolution Française éclate: elle renverse ou terrifie les princes, déconcerte les philosophes, change la forme des problèmes.

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