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porte-parole de lord Chatham, a été l'allié constant d'Edmund Burke et des whigs contre la politique du roi et de lord North, préchant d'abord une politique de conciliation avec les rebelles, puis, quand la conciliation est devenue manifestement impossible, la séparation totale: c'est lui qui, en 1783, signera, en qualité de premier ministre, le traité de paix avec les colonies. désormais indépendantes. Bentham rassure ses amis: il a posé pour condition de son amitié avec lord Shelburne que celui-ci respecterait la liberté de ses opinions politiques 92. Ne peut-on supposer, cependant, qu'il subit, vers cette époque, l'influence du milieu où il vit? C'est en 1782 que, dans son essai « sur l'Influence des Temps et des Lieux en matière de Législation,» il déclare la constitution anglaise parfaite « quant à ses principes directeurs 93 »; la même année, dans son traité de la Législation Indirecte », en d'autres termes, des moyens indirects à employer par le législateur pour prévenir les délits, il définit ces principes directeurs. Ils consistent dans la division des pouvoirs, qui présente, nous dit Bentham, trois avantages: elle diminue le danger de la précipitation, elle diminue le danger de l'ignorance, elle diminue le danger du manque de probité 95. Après avoir critiqué le principe de la division des pouvoirs, voici que Bentham s'essaie à trouver une formule utilitaire. de ce principe. Convient-il, cependant, d'attacher une importance extrême à ce changement d'opinion? La constitution anglaise, malgré tant de corruptions avouées, tant de troubles civils, est déjà unanimement consi

dérée, à travers l'Europe, comme un modèle à imiter: comment un Anglais, même le plus mécontent, le plus avide de réformes, pourrait-il résister à un préjugé aussi universel en faveur de la constitution de son propre pays? Bentham ne cessera, d'ailleurs, de critiquer, postérieurement, le principe de la division des pouvoirs; quelques années plus tard, rédigeant, à l'usage de Dumont, une traduction française de sa « Législation indirecte», il supprimera tout le passage relatif à la division des pouvoirs 96.

D'ailleurs, lord Shelburne n'est pas un whig; et l'alliance de la faction de lord Chatham avec la faction du marquis de Rockingham est temporaire, et, à bien des égards, accidentelle. Le philosophe du parti whig, à cette époque, c'est Edmund Burke, le grand orateur, le grand écrivain. L'Angleterre, selon lui, comme jadis la République romaine, doit sa grandeur à la puissance de l'esprit de parti. Car, c'est dans les partis, où certaines façons de penser se transmettent de père en fils, que se fait l'éducation des hommes d'État, et que se forment les mœurs politiques 7. Burke est, pourraiton dire, un sociologue, indifférent aux questions de vérité et de principe. Sa philosophie sociale est une philosophie d'antidoctrinaire. Les doctrinaires ne peuvent pas, en effet, ne pas détester les partis politiques. Rien de plus contraire à l'esprit de parti (il faut penser avec son groupe, il faut se conformer aux traditions de sa famille ou de sa race) que l'esprit philosophique, la méthode de la table rase (il faut s'affranchir des pré

jugés de groupe, il faut se soustraire à l'influence de la tradition). Rien de plus inintelligible pour celui qui consacre sa vie entière à démontrer qu'une certaine conception politique est vraie, et par suite doit être réalisée, que la doctrine suivant laquelle il est bon qu'il subsiste, à l'état d'institutions permanentes, des divergences d'opinions et de doctrines. Les démocrates sont des doctrinaires, et c'est pourquoi les whigs ne sont pas des démocrates. Les démocrates préconisent un gouvernement simple, par opposition à la constitution mixte, complexe et divisée contre elle-même, que préconisent les whigs. Rousseau n'a-t-il pas demandé, afin que l'expression de la volonté générale fùt fidèle, l'abolition de toute espèce de « société partielle dans l'État »? De même, en Angleterre, avant, pendant et après la crise de la Révolution française, les démocrates afficheront un mépris constant pour les deux factions également aristocratiques, qui, tour à tour entrent au pouvoir, et, en raison de leurs intérêts communs, contraires à l'intérêt général, se menacent toujours l'une l'autre. Mrs. Macaulay, républicaine et féministe, trouve du « venin » dans les écrits de Burke 99; Horne Tooke définit un parti « un grand nombre de fous qui travaillent dans l'intérêt du petit nombre 100 », et déclare, en 1780, que, des deux partis, les tories sont les plus honnêtes. Lord Shelburne, en tous cas, à la suite de lord Chatham, et contre l'opinion de Burke, préconise une réforme de la représentation parlementaire. Il est en relations avec les agitateurs de la Cité, et en particulier avec James Townshend,

frère d'un voisin de campagne. Horne Tooke le frequente quelque temps dans l'intimité. Cartwright s'adresse à lui avant de s'adresser au duc de Richmond lorsqu'il cherche, à la Chambre des Lords, un avocat du suffrage universel. Il connaît Franklin. Priestley, pendant de longues années, est son bibliothécaire. Le docteur Price abandonne, à son instigation, les travaux de théologie pour les travaux de politique 10. Son protégé Romilly, d'origine suisse, ami du propagandiste républicain Brand Hollis, est un démocrate utilitaire 102. En résumé, si Burke est un whig conservateur, lord Shelburne est un tory démocrate.

Est-ce donc sous l'influence du groupe de lord Shelburne, que Bentham, aux approches de la Révolution de France, semble avoir entrevu, un instant, la possibilité de fonder, sur le principe de l'utilité, la justification d'un régime purement démocratique? Vers la fin de 1788, il paraît s'être proposé d'apporter à la France, qui se prépare à l'élection prochaine de ses États généraux, le concours de ses réflexions 103. Il conseille aux Français de chercher un modèle dans la constitution électorale de l'Amérique. Il demande le suffrage universel: si, par voie de concession, il admet un cens électoral, il le veut aussi faible que possible. Il condamne le vote plural, veut que toutes les élections aient lieu le même jour et soient consommées en un jour, réclame le scrutin secret, afin que « l'influence coercitive dénaturante de volonté à volonté » soit abolie, et que subsiste seule la salutaire influence d'esprit à esprit ». Les propositions de

L' « ESSAI SUR LA REPRÉSENTATION ». 271.

pathologie mentale sur lesquelles il fonde, en matière de droit civil, le bien de l'égalité, il les applique maintenant à résoudre le problème fondamental du droit constitutionnel du principe individualiste de sa doctrine, il déduit l'égalitarisme politique. Le bonheur d'un individu quelconque n'a pas plus de valeur que le bonheur égal d'un autre; ou encore, ce qui revient au même, chacun a un droit égal à tout le bonheur dont sa nature est susceptible. En moyenne, chaque individu possède une capacité égale de bonheur. Enfin tous les individus ont un égal désir de bonheur. Si donc, chez tous les individus, la capacité d'apprécier la tendance d'une chose à ajouter au bonheur était égale au bonheur, « la question de la meilleure forme de gouvernement serait une affaire bien simple: il ne s'agirait que de donner à chaque individu de cette société un vote ». Donc, une fois éliminés les mineurs, les insensés, enfin (pour des raisons un peu différentes et un peu moins fortes) les femmes, il faut, en l'absence de toute règle propre à déterminer le degré de capacité intellectuelle nécessaire pour faire un électeur, accorder à tous des droits politiques égaux. Ainsi se trouve opérée une sorte de traduction de la théorie des droits de l'homme dans le langage de l'utilité. Le principe de l'utilité, nous dit Bentham, « a des qualités qui le mettent à portée de tous les esprits, servent à le recommander à tous les cœurs. Il est si simple à saisir; il s'accorde si bien avec la théorie, ou, si l'on veut, la façon de parler, des droits imprescriptibles: théorie

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