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ce qui concerne la législation économique et financière d'un pays, on peut procéder scientifiquement, poser des principes et tirer des conséquences, concevoir une organisation qui convienne « non à certaines circonstances seulement, mais à toutes les circonstances », qui soit adaptée non pas à des circonstances transitoires, occasionnelles ou accidentelles, mais à des circonstances nécessaires, et, par suite, toujours identiques » 76. Mais on ne peut procéder de même en ce qui concerne l'organisation politique d'un pays. Et c'est cette impuissance de notre raison qui fait obstacle à l'adoption de mesures économiques, en soi désirables. On peut lutter contre la rapacité des commerçants et des industriels; mais, quant à la violence et à l'injustice des maîtres de l'humanité, c'est un mal invétéré, nous dit Adam Smith, et un mal auquel, il en a peur, « la nature des affaires humaines admet difficilement un remède. "» Adam Smith n'aperçoit pas de compromis possible entre « la science d'un législateur dont les délibérations doivent être gouvernées par des principes généraux qui soient toujours les mêmes », et « l'habileté de cet animal insidieux et rusé, vulgairement appelé homme d'État ou politicien, dont les conseils sont dirigés par les fluctuations momentanées des affaires. »78 Si l'on compare sa philosophie sociale avec celle de Hume, où nous avons distingué deux tendances, l'une rationaliste, et l'autre naturaliste, on pourrait dire qu'en économie politique Adam Smith incline peut-être les idées de Hume dans le sens du dogmatisme et du rationalisme,

mais qu'en politique il les fait incliner plutôt dans le sens du naturalisme et du scepticisme.

. Il est plus aisé, une fois comprise l'attitude adoptée en matière politique par Hume et Adam Smith, de définir l'attitude de Bentham, disciple de Hume et Adam Smith. Bentham est, lui aussi, en matière de droit constitutionnel, un sceptique. Il n'a pas encore trouvé, à peine s'est-il demandé, si le principe de l'utilité emportait la justification de telle ou telle forme de gouvernement, à l'exclusion de toutes les autres. « Mon état d'esprit, écrira-t-il plus tard, était un état d'ignorance consciente », et cette ignorance ne provoquait pas même chez lui « une sensation de malaise » 79. Et Bentham n'a jamais considéré que sa pensée fût trahie par les expressions de Dumont, lorsque celui-ci écrivait, dans la préface des «Traités », en parlant de son maître : « Il pense que la meilleure constitution pour un peuple est celle à laquelle il est accoutumé. Il pense que le bonheur est l'unique but, l'unique objet d'une valeur intrinsèque, et que la liberté politique n'est qu'un bien relatif, un des moyens pour arriver à ce but. Il pense qu'un peuple, avec de bonnes lois, même sans aucun pouvoir politique, peut arriver à un haut degré de bonheur, et qu'au contraire, avec les plus grands pouvoirs politiques, s'il a de mauvaises lois, il sera nécessairement malheureux. » Essayons de suivre, dans la variété des problèmes alors posés, dans la multiplicité des influences successivement suivies, l'attitude de Bentham, depuis sa première jeunesse, jusqu'aux approches de 1789.

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En 1776, sa préoccupation dominante, dans le Fragment sur le Gouvernement », c'est de réfuter les lieux communs de la doctrine whig. Fiction, le contrat originel de Locke et de ses disciples. Mais fiction aussi la théorie du gouvernement mixte. A en croire Blackstone, le gouvernement mixte, image de la Sainte Trinité, réaliserait la conciliation des trois perfections divines : le pouvoir, qui correspond à l'élément monarchique; la sagesse, qui correspond à l'élément aristocratique; la bonté, qui correspond à l'élément démocratique. On pourrait démontrer, réplique Bentham, avec la même rigueur, que la constitution mixte unit, non pas toutes les perfections, mais toutes les imperfections et tous les vices propres aux trois constitutions simples: si, comme Bentham le pense, la constitution anglaise possède cette prééminence dont elle se vante sur toutes les autres constitutions connues, il faut trouver d'autres raisons pour la justifiers. Fiction, la théorie de la division des pouvoirs $2. Où placer les limites logiques qui devraient séparer le pouvoir législatif du pouvoir exécutif? Et comment concevoir une constitution qui réussisse à supprimer, entre ces deux termes, toute espèce de réciprocité d'influence? Fiction, la notion constitutionnelle de pouvoir elle-même 3. On veut que le gouvernement, légalement, puisse ou ne puisse pas faire telle ou telle chose. Mais le pouvoir gouvernemental est un pouvoir de fait, non pas infini, mais indéfini, et limité seulement, selon la diversité des cas, par la résistance des sujets. Ce qui définit une société politique, c'est, chez

un groupe d'hommes appelés sujets, l'habitude d'obeir à un homme, ou à un groupe d'hommes, qui sont alors appelés gouvernant ou gouvernants. Si donc un contrat limite, chez le gouvernement, le pouvoir de faire les lois, ce ne sera jamais le pouvoir fictif, « métaphysicolégal », dont nous parlent les juristes, ce sera le pouvoir réel, dans le cas où, la convention étant expresse et connue des sujets, ceux-ci possèdent un signe commun pour reconnaître quand, à leur avis, ils doivent résister. Des fictions légales ne permettent jamais de trancher le différend << entre ces deux antagonistes jaloux, la liberté et le gouvernement »; et Bentham, par l'application qu'il fait du principe de l'utilité, résout le problème dans le sens autoritaire. L'idée d'une « société politique », système de contraintes imposées et subies, est une idée positive; mais l'idée d'un « état de nature », où fait défaut l'habitude d'obéir à un gouvernement constitué, comme aussi l'idée de la « liberté », qui ne consiste, selon Bentham, que dans l'absence de contrainte, sont des idées purement négatives. Par liberté, nous dit-il, empruntant à Montesquieu sa définition, il faut entendre, si l'on veut se faire des notions claires, une branche de la sûreté. Mais, la liberté, telle qu'on l'entend généralement, consiste en ceci que « des contraintes ne sont pas imposées à nous-mêmes; la sécurité, en ce que « des contraintes sont imposées à d'autres ». Parlez d'utilité, vous pénétrez l'individu de cette idée qu'il doit subir des contraintes, pour que l'intérêt de chacun soit artificiellement identifié avec l'intérêt de tous.

Parlez de droit naturel, de loi de nature, et vous invitez chacun, fort de sa conscience, livré aux impulsions du principe de sympathie et d'antipathie, à prendre les armes contre toute loi qui se trouve lui déplaire $7. La philosophie de l'utilité n'est pas essentiellement une philosophie libérale Bentham, dans sa jeunesse, est un tory 8. Sa famille a longtemps été jacobite. Il prend parti pour le roi contre Wilkes 9, pour le roi contre les Américains révoltés, mécontent des raisons par lesquelles les insurgés justifient leur désobéissance, mécontent, d'ailleurs, aussi, des arguments gouvernementaux. Le droit est l'arme employée des deux côtés. « Nous avons le droit d'être ce que nous voulons être », disent les - Américains. « Nous avons le droit de continuer à vous forcer d'être ce que nous voulons que vous soyez », répliquent les ministres. « Nous avons le droit de leur imposer des lois, mais nous n'avons pas le droit de les frapper d'impôts », dit lord Camden pour tout concilier: « comme si des intérêts inconciliables pouvaient être conciliés par une distinction qui ne correspond à aucune différence réelle ». Bentham collabore, en 1775, à une brochure où son ami James Lind traite la question, et ramène le débat aux vrais principes 90.

En 1781, Bentham fait la connaissance de lord Shelburne; c'est au succès de son Fragment on Government. qu'il aurait, si nous l'en croyons, dù ce patronage et cette amitié. Les amis tories de Bentham s'inquiètent, craignent qu'il ne passe au camp des Américains. Car, depuis plus de dix ans, lord Shelburne, lieutenant et

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