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à la corporation des gens de loi, pour perpétuer leur monopole; et la principale fiction qu'ils emploient, c'est justement la notion d'obligation contractuelle. Bentham n'a sans doute pas encore commencé la discussion de cette notion en matière de droit civil, lorsque, dès 1776, il en discute l'application politique, dans le « Fragment sur le gouvernement. »

C'est un fait, d'abord, que les hommes sont disposés à tenir pour évidente cette proposition, «que les contrats doivent être observés, que les hommes sont liés par les contrats ». Mais pourquoi en est-il ainsi? Au fond, parce que les hommes étaient trop manifestement et trop généralement intéressés à l'observation de ces règles pour éprouver des doutes sur la force des arguments qu'ils voyaient employer à l'appui. « On a depuis longtemps observé combien l'intérêt aplanit la route de la foi» 55. Dira-t-on, par exemple,, que le peuple a promis au prince l'obéissance, que le prince a promis à ses sujets de les gouverner toujours en vue de leur bonheur? Mais que gagne-t-on à ce détour? Au lieu de dire que le peuple doit obéissance au prince parce qu'il doit obéir au contrat en vertu duquel le prince s'est engagé à gouverner en vue de son bonheur, pourquoi ne pas dire que le peuple obéit au prince parce que, et dans la mesure où le prince gouverne en vue de son bonheur? C'est, dit-on, que les hommes se considèrent comme mieux qualifiés pour juger des cas où il y a eu infraction d'une promesse, que pour décider directement si le roi a agi en opposition au bonheur de

son peuple. Mais, le contrat étant défini comme nous venons de dire, il est impossible de séparer les deux questions il faut déterminer si le roi a, ou bien n'a pas agi, en opposition au bonheur de son peuple, pour déterminer si la promesse qu'il était supposé avoir faite a été, oui ou non, brisée.

Proposera-t-on, dès lors, une autre formule du contrat originel? Dira-t-on que le roi a promis de gouverner conformément à la loi? Règle en apparence plus déterminée et plus stricte que la première: de la sorte, c'est la lettre de la loi qui constitue la teneur du contrat. Or, gouverner en opposition à la loi constitue bien une manière particulière de gouverner en opposition au bonheur du peuple: le respect de la loi est la condition de la paix publique. Mais, pour se convaincre de l'insuffisance d'une promesse initiale ainsi formulée, considérons, en premier lieu, que la manière tout à la fois la plus dangereuse et la plus praticable de gouverner en opposition avec le bonheur du peuple, c'est de mettre la loi en opposition avec le bonheur général ; -en second lieu, que le roi peut fort bien gouverner contre le bonheur de son peuple par des interprétations de la loi qui en respecteraient la lettre; - en troisième lieu, que des occasions extraordinaires peuvent se présenter où, par exception, la violation de la loi sera plus avantageuse que le respect de la loi; — en quatrième licu, enfin, que, si toute violation de la loi devait être considérée comme constituant une rupture complète du contrat, on aurait peine à trouver sous le

soleil un seul gouvernement capable de subsister vingt années.

Bref, ou bien, dans la formule du contrat initial, on fait intervenir la notion de bonheur; mais, entre la notion de bonheur et la notion d'obéissance au pouvoir civil, la notion intermédiaire de contrat est inutile. Ou bien on ne la fait pas intervenir, alors la notion de contrat reste sans fondement logique. Il faut toujours revenir au principe de l'utilité. Preuve négative. Supposez que le roi promette à ses sujets de ne pas les gouverner selon la loi, de ne pas les gouverner en vue d'accroître leur bonheur : cet engagement serait-il obligatoire pour lui? Supposez que le peuple promette de lui obéir en tous cas, quand même il gouvernerait pour leur destruction cet engagement serait-il obligatoire pour eux?

Preuve positive. Pour quelles raisons les hommes doivent-ils, en définitive, tenir leurs promesses? Parce qu'il est avantageux pour la société qu'ils les tiennent, et que, s'ils ne les tiennent pas, ils doivent, dans la mesure où les peines légales sont efficaces, être amenés à les tenir. Voilà pourquoi les sujets doivent obéir aux rois aussi longtemps que ceux-ci gouvernent en vue du bonheur des sujets, aussi longtemps que les maux probables de l'obéissance sont moindres que les maux probables de la résistance. Mais on demande à quel signe commun, perceptible à tous, on peut reconnaître, dans un cas donné, que les maux de l'obéissance l'emportent sur les maux de la résistance. « De signe commun à cette fin, répond Bentham, je n'en connais pas pour ma part;

celui-là est, je crois, plus que prophète, qui peut nous en montrer un. Quant à un signe que puisse employer un individu pris en particulier, j'en ai déjà donné un - sa propre conviction interne d'un excédent d'utilité du côté de la résistance 56. >> - Distinguera-t-on entre

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promesses valides et promesses nulles? Mais les unes et les autres sont également des promesses: il faut donc trouver quelque principe supérieur qui valide les unes et annule les autres. Comment admettre, d'ailleurs, qu'un contrat passé entre un ancêtre du roi actuel et mes propres ancêtres soit encore valable entre le roi actuel et mes contemporains? Si la promesse continue à être obligatoire, ce n'est pas en raison de son caractère intrinsèque de promesse, c'est en raison de quelque considération extrinsèque. « Mais cet autre principe qui se présente encore à nous, que peut-il être. sinon le principe d'utilité ? Le principe capable de nous fournir la seule raison qui ne dépende pas d'une raison plus haute, mais soit elle-même la raison unique et absolue pour résoudre toutes les questions pratiques?57 »

La critique doit-elle être cependant tenue pour décisive? et n'est-il pas une manière, moins littérale, d'interpréter la théorie du contrat originel, que peut-être n'atteindraient pas les objections de Bentham? Ne doiton concevoir le contrat comme énonçant l'obligation de respecter certains droits préexistants, naturels à l'homme et imprescriptibles? Selon Locke lui-même, tous les hommes à l'état de nature sont libres et égaux;

et, si le droit de l'un d'entre eux à la liberté, égal chez lui et tous les autres, se trouve violé, à chaque individu, dans l'état de nature, appartient le droit de punir. C'est parce que les individus ne possèdent pas l'impartialité nécessaire pour être, avec sécurité, pourvus de ce droit, c'est parce que l'état de nature tend trop vite à devenir (ce qui ne revient pas au même) un état de guerre, que les hommes ont trouvé sage, par une convention originelle, d'aliéner une partie de leurs droits naturels, et de constituer une société civile. Dans la théorie du contrat ainsi conçue, ce n'est donc pas l'idée de contrat, c'est l'idée de droit qui est fondamentale. Selon l'expression de Burke, qui prend la parole, en 1782, au Parlement, pour repousser toute idée de réforme électorale, les démocrates de 1776 ne sont pas seulement des politiques, qui demandent le maintien de la constitution originelle, ce sont des juristes, qui se fondent, pour réclamer la réforme du régime électoral, sur des considérations de droit. Ils demandent que chaque personne soit représentée en tant que telle, tiennent les notions de personnalité politique ou collective pour de simples fictions juridiques et ne reconnaissent d'autres droits naturels que les droits de l'individu. Les neuf dixièmes des partisans d'une réforme parlementaire, nous dit Burke, pensent ainsi. C'est, en 1776, la thèse adoptée, en Angleterre, par Cartwright, et, en Amérique, par les auteurs de la Déclaration de l'Indépendance.

Ceux-ci cessent de parler en Anglo-Saxons, jaloux

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