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Un siècle avant Adam Smith, c'est déjà presque la formule d'Adam Smith. L'idée de la nouvelle doctrine économique, c'est que les deux notions de société et de gouvernement sont séparables: sans contrainte, une société commerciale résulte du jeu spontané de l'échange et de la division du travail. Dès lors pourquoi restreindre au domaine économique, pourquoi ne pas étendre aux choses de la politique le principe de l'identité des intérêts? Hume n'avait-il pas déjà repoussé, dans son « Traité », la théorie de quelques philosophes, suivant qui «< les hommes sont entièrement incapables de former une société sans gouvernement 37»? A Thomas Paine il était réservé de pousser cette idée jusqu'à ses conséquences révolutionnaires. Le petit fonctionnaire anglais, chassé de son pays natal par des déboires domestiques, par une saisie pour dettes, devient, en Amérique, grand journaliste et révolutionnaire redoutable. En janvier 1776, parait son Common Sense 3, où il reproche, en commençant, à « quelques écrivains » d'avoir «< confondu la société avec le gouvernement, au point de laisser peu ou point de distinction entre ces deux termes, alors que la société et le gouvernement non seulement sont différents, mais ont des origines différentes ». La société est le produit de nos besoins, le gouvernement de nos vices; la société travaille à notre bonheur positivement, en unissant nos affections, le gouvernement négativement, en imposant des restrictions à nos vices. La société. favorise les bons procédés, le gouvernement crée des distinctions. La société protège, le gouvernement punit.

La société, en tout état, est un bien; mais le gouvernement, même dans son meilleur état, n'est qu'un mal nécessaire. » Or, la démocratie est le régime politique qui se rapproche le plus d'une société sans gouvernement. Bentham, dans son « Fragment », considère la définition, d'ailleurs classique, que Blackstone propose de la démocratie, « gouvernement de tous », et objecte que cette forme de gouvernement se ramène à la négation de tout gouvernement. « Que Blackstone y réfléchisse, il lui apparaîtra, je crois, que la démocratie est précisément ce gouvernement, à la différence de tout autre que l'on pourrait concevoir exister, où il n'y a pas de gouvernement du tout. Notre auteur, nous pouvons nous en souvenir, éprouvait des doutes justifiés sur l'existence d'un état de nature: concédez-lui sa démocratie, et l'état de nature existe dans sa démocratie 39». Thomas Paine n'aurait pas contredit à cette thèse, que le régime démocratique est celui qui se rapproche le plus de l'état de nature. Le principe de l'identité naturelle des intérêts, appliqué à la solution du problème politique, semble conduire logiquement à la thèse anarchiste 40.

Mais ces essais pour interpréter, en des sens d'ailleurs divers, la thèse démocratique au point de vue du principe de l'utilité ne sont pour l'instant que des essais qui n'aboutissent pas. L'idée sur laquelle se fonde, vers cette époque, le libéralisme politique anglais, considéré dans son ensemble, c'est l'idée de contrat,

l'idée même à laquelle Hume et Bentham opposent, comme faisant contraste avec elle, l'idée d'utilité. Les réformateurs qui demandent soit le suffrage universel, soit des élections annuelles, se fondent moins sur l'utilité supposée de ces réformes que sur leur conformité à une tradition vénérée, conforme aux clauses originelles d'une convention historique passée entre les gouvernants et les gouvernés. Quand Sawbridge commence, en 1771, la série de ses motions en faveur de la dissolution annuelle du Parlement, Grenville Sharpe publie, en réponse à Blackstone, une discussion historique tendant à établir que les lois d'Édouard III obligeaient le roi à convoquer tous les ans un nouveau Parlement. C'est le retour aux institutions saxonnes que Cartwright préconise lorsqu'il demande l'établissement de parlements annuels, l'universalisation de la franchise électorale, et l'organisation des milices". Par où les agitateurs adaptent leur doctrine démocratique aux formules du libéralisme courant 2. Est-ce qu'en 1688 un contrat n'a pas été passé entre le roi et ses sujets, contrat qui est et doit rester la base de tout le droit public anglais ? Et la théorie de Locke n'est-elle pas l'équivalent théorique de la Révolution de 1688 ? C'est, selon Locke, un contrat qui a fondé la société politique en établissant la loi des majorités; et le consentement de la majorité fait la légitimité des constitutions différentes, établies en des pays différents. A mesure que les générations se succèdent, les fils, par le fait qu'ils acceptent l'héritage

paternel, donnent leur consentement au gouvernement que leurs pères avaient eux-mêmes accepté ainsi le contrat originel se trouve perpétuellement retrouvé par une série d'innombrables contrats tacites. Les gouvernants sont responsables devant les gouvernés. Mais, entre les uns et les autres, le contrat originel n'a pu prévoir d'arbitre: si donc les gouvernants violent le contrat, l'insurrection, la « résistance », est le recours des gouvernés 3. La « Déclaration des Droits » a proclamé que Jacques II, pour avoir violé les conditions du pacte qui le lie à ses sujets, devait être considéré comme ayant en fait abdiqué; et un nouveau contrat a été passé avec une dynastie nouvelle. De sorte que, dans l'Europe entière, le gouvernement anglais se trouve être le seul gouvernement qui soit légitime, le seul qui se fonde sur un contrat dont la date peut être fixée dans l'histoire, et qui consacre par son existence même le « droit de résistance ». D'où cette conséquence paradoxale: jusqu'en 1760, c'est le parti d'opposition, le parti jacobite, qui condamne le droit d'insurrection, préconise la doctrine de la « non-résistance» ou de l'obéissance passive, tandis que la doctrine du droit de résistance est la doctrine du parti whig et de la dynastie régnante. Fox comprend et exprime spirituellement ce qu'il y a de paradoxal dans l'attitude d'un parti de gouvernement adoptant pour dogme fondamental la théorie du droit à l'insurrection, lorsqu'il dit que « le principe sacré de résistance doit toujours être présenté au gouvernement comme

d'une application possible; au peuple comme d'une application impossible ». Le principe n'en reste pas moins pour lui un « principe sacré »; il restera tel, pour tous les écrivains du parti whig, jusque dans les premières années du XIXe siècle". De sorte qu'utilitaires et tories se trouvent d'accord pour discuter les idées politiques du parti whig : c'est Hume, le précurseur de la philosophie de l'utilité, qui, dans un de ses << Essais 5», reprenant des idées antérieurement ébauchées dans son « Traité », donne sa forme classique à la critique de la théorie contractuelle.

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En un sens, Hume est disposé à tenir pour vraie la théorie du contrat originel. Toute société est paradoxale en son essence, car elle consiste dans le gouvernement du plus grand nombre par le plus petit nombre. Or les plus nombreux sont les plus forts : c'est donc sur l'opinion seule que sont fondés tous les gouvernements, le plus despotique comme le plus libre. Les hommes étant sensiblement égaux, quant à leurs aptitudes physiques et mentales, leur consentement seul peut les avoir, à l'origine, avec le sens des avantages qui résultent de l'établissement de la paix et de l'ordre, associés ensemble et soumis à un gouvernement. Les biens extérieurs dont notre travail et la bonne fortune nous acquièrent la possession sont exposés constamment à la violence des autres hommes. Pour conférer à leur possession la stabilité qui ne leur est pas départie par la nature, les hommes ont recouru à une convention, d'où naissent les idées de justice et d'injustice, de

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