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de l'identité naturelle des intérêts, s'acommoder de la
doctrine plus modérée, développée par Hartley, selon
laquelle l'identification des intérêts s'opère d'une façon
nécessaire sans doute, mais seulement progressive et
graduelle. La grande préoccupation de Hartley est de
démontrer la coïncidence du mécanisme de l'association
avec l'optimisme chrétien, qui se fonde sur des considé-
rations de finalité 53. Après avoir établi d'abord, en pur
langage benthamique, que tous les plaisirs, qui nous
paraissent irréductibles et spécifiquement différents, ne
diffèrent, en réalité, que par le degré de leur compli-
cation, et sont tous des collections d'éléments simples,
diversement associés, Hartley pense pouvoir rendre
compte, par le seul mécanisme de l'association, de la
formation de tous les sentiments, sympathiques aussi
bien qu'égoïstes, et démontrer, en outre, que la quantité
de plaisir tend, selon une progression mathématique, à
prévaloir sur la quantité de peine. « Ainsi l'association
des idées convertira un état, où le plaisir et la peine
seront perçus alternativement, en un état où le pur
plaisir sera seul perçu; ou du moins fera, pour les
êtres qui en subiront l'influence à un degré indéfini,
«la distance qui les rapproche de cet état plus petite
que toute quantité finie 55 ». C'est, nous dit Hartley en
propres termes, la promesse du paradis reconquis :
«l'association tend à nous rendre tous finalement sem-
blables, de sorte que, si l'un est heureux, tous doivent
l'être 56
Priestley emprunte la théorie à Hartley,
la dégage des éléments théologiques qui, chez celui-ci,

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la compliquent 57. Elle devient la théorie du progrès indéfini. Nous en verrons les destinées.

Mais on peut raisonner encore autrement: on peut admettre toujours que les individus sont principalement, ou même exclusivement, égoïstes, et nier cependant l'harmonie, soit immédiate, soit seulement progressive des égoïsmes. On déclare alors que, dans l'in-. térêt des individus, il faut identifier l'intérêt de l'individu avec l'intérêt général, et qu'il appartient au législateur d'opérer cette identification: et c'est ce qu'on peut appeler le principe de l'identification artificielle des intérêts. Hume, après avoir approuvé la maxime des écrivains politiques, suivant laquelle tout homme doit être, en principe, tenu pour une canaille (every man should be held a knave), conclut, de ce principe une fois posé, que l'art de la politique consiste à gouverner les individus par leurs intérêts, à imaginer des artifices tels qu'en dépit de leur avarice et de leur ambition ils coopèrent au bien public. Si l'on ne procède pas ainsi en politique, c'est en vain que l'on se vantera de posséder les avantages d'une bonne constitution; on trouvera, en définitive, que l'on n'a pas de garantie autre, pour ses libertés et ses biens, que la bienveillance de ses maîtres, ce qui revient à dire que l'on n'aura aucune garantie 58. Or, c'est sous cette dernière forme que Bentham adopte d'abord le principe de l'utilité. Il pourra bien appliquer, accidentellement, le principe de la fusion des intrêts. Il pourra bien, en matière d'économie politique, adopter, avec les idées d'Adam

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Smith, le principe de l'identité naturelle des intérêts. Mais la forme primitive et originale que revêt, dans sa doctrine, le principe de l'utilité, c'est le principe de l'identification artificielle des intérêts. Bentham s'adresse au législateur, pour résoudre, par l'application bien réglée des peines, le grand problème de la morale, pour identifier l'intérêt de l'individu avec l'intérêt de la collectivité; son premier grand ouvrage est une <«< introduction aux principes » non seulement << de la morale », mais encore et surtout « de la législation ».

N'est-ce pas ainsi que vient de procéder le philosophe français Helvétius, dans son livre fameux « De l'Esprit » ? Et, si oublié que soit aujourd'hui cet ouvrage, est-il possible d'exagérer l'influence qu'il exerça, dans toute l'Europe, au moment de son apparition 59? Influence particulièrement profonde et durable en Angleterre, et que Bentham éprouva l'un des premiers: aussi bien Helvétius ne se donne-t-il pas pour un disciple de Hume? et le public anglais ne retrouve-t-il pas, dans les écrits du philosophe français, les idées, en quelque sorte dépaysées, de ses philosophes nationaux ? Les temps ne sont plus, d'ailleurs, où Voltaire et Montesquieu allaient prendre en Angleterre des leçons de philosophie et de politique. Maintenant, le phénomène inverse se produit; les « libres penseurs » anglais, tombés en discrédit dans leur propre pays, ont fait école en France, où les Anglais vont renouer la tradition rompue. C'est le temps où l'usage s'établit, pour les jeunes gens de

grande famille, d'achever leur éducation par un voyage en France. Le père de Jérémie Bentham n'est qu'un riche bourgeois; mais il sait et aime le français, et rédige son journal quotidien dans une sorte de français bizarre, mêlé de mots anglais et d'anglicismes. Il confie son fils, qui, âgé de six ans, sait déjà le latin et le grec, à un précepteur français, sous la direction duquel Jérémie passe, rapidement, des « Contes >> de Perrault aux Contes» de Voltaire et découvre déjà, si nous en croyons ses déclarations, dans un passage du « Télémaque », les premières lueurs du principe de l'utilité 61. Puis Bentham entre, en 1755, à l'école de Westminster, et, en 1760 (il est âgé de douze ans seulement on le dispense de prêter serment tant il est jeune) à l'Université d'Oxford 62; bachelier ès arts en 1763, il va s'inscrire comme étudiant à Lincoln's Inn, puis revient entendre à Oxford les leçons du fameux professeur de droit Blackstone. Mais ni les milieux où il a grandi ni les maîtres qu'il a écoutés ne semblent avoir agi sur lui, si ce n'est par répulsion. Les influences profondes qu'il subit vers cette époque sont françaises. En 1770, il fait le voyage de Paris 63. Un peu plus tard, il se met à correspondre en français avec son frère. Il lit Voltaire, dont il traduit un des contes en anglais 65 Montesquieu, qu'il apprécie médiocrement 66; Maupertuis, auquel il emprunte certaines formules de son calcul moral 67; Chastellux, dont il goùte le traité « de la Félicité Publique », et avec qui il entre en relations 68. Surtout, c'est en 1769 qu'il a lu Helvétius, et découvert sa

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vocation. Un problème avait tourmenté son enfance: il comprenait mal le sens du mot génie. Il en trouve, chez Helvétius, le sens étymologique: génie vient de gigno, et veut dire invention. Quel est donc son génie? Et, d'autre part, de toutes les formes du génie, quelle est la plus utile? Helvétius lui répond le génie de la législation. Mais a-t-il le génie de la législation? « D'une voix tremblante », il se répond à lui-même « oui "». Son ambition, il l'avoue, quelques années plus tard, aux premières lignes d'un de ses ouvrages manuscrits « Ce que Bacon fut pour le monde physique, Helvétius le fut pour le monde moral. Le monde moral a eu son Bacon; mais son Newton est encore à venir 79

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Helvétius, à l'exemple de Hume, veut « traiter la morale comme toutes les autres sciences et faire une morale comme une physique expérimentale». Il assigne pour principe à la morale « l'intérêt public, c'est-à-dire celui du plus grand nombre » ; et c'est dans « la pratique des actions utiles au plus grand nombre » qu'il fait consister la justice 72. L'intérêt est l'unique dispensateur de l'estime et du mépris attachés aux actions et aux idées: voilà la thèse fondamentale de son livre. - Aux idées. Pourquoi établissons-nous une hiérarchie entre les sciences? Ce n'est pas en raison des caractères intrinsèques qu'elles présentent, de leur plus ou moins de complexité ou de difficulté. La science des échecs est peut-être aussi complexe que les mathématiques abstraites; mais elle est moins utile et, par suite, moins estimée: c'est en proportion de leur utilité que nous esti

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