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pas besoin parfois d'être défendus, il concluerait toujours, dans le cas où les habitants des colonies sont de même race que les habitants de la métropole, à la séparation immédiate 116. « Emancipez vos colonies! » c'est le conseil que, dans quelques années, il va adresser aux révolutionnaires de France117. Déjà, depuis la publication de la « Richesse des Nations », la révolution d'Amérique n'a-t-elle point tranché le problème par le fait? L'Angleterre a perdu la plus belle partie de son empire colonial, et, commercialement, n'a pas souffert de cette perte. Mais ce qu'il nous importe de mettre en lumière, c'est la simplification subie par la nouvelle doctrine, en passant du livre d'Adam Smith, homme de cabinet et d'étude, aux écrits de Bentham, philanthrope et propagandiste. Une théorie peut être trop simple, parce qu'elle omet certains aspects importants de la réalité, et cependant rester vraie. Mais, cette fois, Bentham fausse la théorie d'Adam Smith, dans la mesure où il la simplifie: visiblement, c'est la simplicité même du principe énoncé qui lui donne, aux yeux de Bentham, le prestige d'une vérité.

Bentham se trouve donc, aux environs de 1785, avoir réussi à souder, à ses théories juridiques, les théories économiques d'Adam Smith. Sur la définition des fonctions de l'État, ils sont d'accord. « Comme la liberté, écrivait Morellet à lord Shelburne, est un état naturel, et que les gênes sont, au contraire, l'état forcé, en rendant la liberté tout reprend sa place, et tout est

en paix, pourvu simplement qu'on continue de prendre les voleurs et les assassins 118 ». Sous une forme épigrammatique, c'est la pensée même d'Adam Smith. En d'autres termes, l'État n'a pas pour fonction d'accroître directement la richesse, de créer des capitaux; il a pour fonction d'assurer la sécurité dans la possession de la richesse une fois acquise. L'État a une fonction judiciaire à remplir; mais sa fonction économique doit être réduite au minimum. En adoptant les théories d'Adam Smith, Bentham fait accomplir un premier pas à la formation de ce système d'idées qui constituera, quarante ans plus tard, le radicalisme philosophique. Ses facultés de logicien, d'« arrangeur », plus encore que ses facultés d'inventeur, le prédisposent à prendre la direction de ce mouvement de systématisation. Car la faculté d'arrangement logique a deux utilités distinctes. Lorsqu'elle s'applique aux institutions établies, et se propose de les justifier, elle est une faculté réformatrice; tous les efforts de l'intelligence ne peuvent pas réussir à systématiser par rapport à un principe unique des institutions absolument incohérentes; l'arrangeur Blackstone, par le fait même qu'il poursuit la systématisation du droit anglais, est amené à suggérer certaines réformes 119. Lorsqu'elle s'applique aux diverses idées nouvelles, qui surgissent de tous côtés, en un même instant, dans l'esprit des novateurs et des révolutionnaires, elle joue le rôle inverse d'une faculté modératrice; elle élimine les idées extrêmes, souvent contradictoires; elle intro

duit un élément de fixité et de stabilité dans l'instinct révolutionnaire. Essayons d'apprécier la solidité logique de la théorie sociale qui, sous réserve des modifications futures, toujours possibles, est dès à présent constituée par les doctrines combinées d'Adam Smith et de Bentham.

Le principe est le même. Le plaisir est la fin des actions humaines. Les plaisirs, en tant que plaisirs, sont susceptibles d'être comparés entre eux sous le rapport de la quantité: un calcul des plaisirs et des peines est possible. La fin que poursuivent la morale et la législation, c'est le plus grand bonheur du plus grand nombre, ou encore l'identification de l'intérêt de tous avec l'intérêt de chacun.

A la réalisation de cette fin, Adam Smith et Bentham rencontrent un même obstacle dans l'esprit corporatif. Une corporation, c'est une société particulière, constituée au sein de la société générale, et dont les intérêts divergent avec ceux de la société générale. Les corporations, vivant leur vie propre, persistent immuables pendant que la société change autour d'elle; elles prolongent dans le présent les préjugés du passé. La lutte contre les corporations apparaît donc comme une lutte pour l'émancipation intellectuelle, et les économistes se trouvent amenés, par la nécessité des choses, à confondre le libéralisme économique avec le libéralisme moral. « Les lois sur les blés, nous dira Adam Smith, dans un passage de son livre où, d'ailleurs, il admet la nécessité de transiger avec l'erreur, peuvent

être comparées partout aux lois sur la religion. Les hommes portent un tel intérêt à ce qui concerne soit leur subsistance dans cette vie, soit leur bonheur dans une vie future, que le gouvernement doit céder à leurs préjugés, et, en vue de conserver la tranquillité publique, établir le système qu'ils approuvent 120. » Ou encore « La crainte populaire qu'inspirent l'accaparement et la spéculation sur les grains peut être comparée aux terreurs et aux défiances populaires qu'inspire la sorcellerie... La loi qui a mis fin à toutes les accusations de sorcellerie, et qui a mis hors du pouvoir de l'homme de satisfaire ses instincts méchants en accusant son prochain de ce crime imaginaire, semble avoir réussi à supprimer ces craintes et ces défiances, en supprimant la grande cause qui les encourageait et les soutenait. La loi qui rendrait la liberté entière au commerce intérieur du blé, apparaîtrait probablement comme aussi efficace pour mettre fin aux craintes populaires de l'accaparement et de la spéculation sur les grains 121. » L'ère nouvelle, c'est, selon l'abbé Morellet, l'ère de « la liberté de conscience du commerce 122 », selon l'expression de lord Shelburne, «l'ère du protestantisme dans le commerce 123». Les corporations abusent de leur puissance pour exiger, de l'État à l'intérieur duquel elles constituent autant de petits États distincts, des lois pénales, destinées à protéger leurs intérêts « sinistres », constamment plus nombreuses et plus sévères. Adam Smith dénonce la dureté des revenue laws contre des crimes qui sont créés

par la loi elle-même 124; tous les réformateurs du droit, à la fin du xvin siècle, protestent, au nom de l'humanité, contre un droit pénal suranné. Pourtant ce libéralisme, ce sentimentalisme, ne sont pas les caractères propres de la nouvelle doctrine qui s'élabore. C'est l'idée d'utilité, ce n'est pas l'idée de liberté, ou d'émancipation intellectuelle qui est fondamentale, chez Adam Smith, et surtout chez Bentham : nous avons vu Bentham protester, à plusieurs reprises, contre le libéralisme sentimental 25. Du mouvement libéral qui emporte tout, à travers l'Europe, ils donnent une formule utilitaire, particulière au monde anglo-saxon.

Si, d'ailleurs, le principe de l'utilité sert de principe commun à la philosophie juridique de Bentham et à la philosophie économique d'Adam Smith, ce n'est pas de la même façon qu'il trouve, chez l'un et chez l'autre, son application. L'objet de la société, c'est l'identité des intérêts; mais l'identité des intérêts ne se réalise pas spontanément: donc il faut que la loi intervienne pour l'établir. Ainsi peut se mettre en syllogisme la philosophie juridique de Bentham. Il en est tout autrement de la philosophie économique d'Adam Smith, adoptée maintenant par Bentham. L'objet de la société, nous dit Adam Smith, c'est l'identité des intérêts; mais l'identité des intérêts se réalise spontanément : il est donc nécessaire, pour qu'elle se réalise, que l'État n'intervienne pas.- Dans les deux syllogismes, la majeure est la même, les mineures sont différentes. Pourquoi donc le premier syllogisme est-il vrai en matière juri

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