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c'est à Bentham que l'opinion attribue l'honneur d'avoir tiré le premier, sur ce point, toutes les conséquences de la nouvelle doctrine économique : le Monthly Review déclare que sur le grand nombre d'ouvrages de valeur de cette nature qui ont attiré son attention, aucun ne doit être mis à un plus haut rang, en raison de la pénétration des arguments, et peut-être de l'importance nationale des conclusions, que ce petit volume 103 ». Selon Bentham, l'ouvrage aurait contribué à empêcher, l'année qui suivit sa publication, que le taux légal de l'intérêt fût abaissé, en Angleterre, de 6 à 5 p. 100. Selon Bentham encore, Adam Smith se serait déclaré converti : « l'ouvrage, aurait dit celui-ci, est celui d'un homme supérieur; il m'a porté quelques rudes coups, mais si bien portés que je ne puis me plaindre 104».

C'est donc en qualité d'économiste que Bentham paraît avoir vraiment forcé, pour la première fois, l'attention publique. Comment en serait-il autrement, si le libéralisme économique est la forme sous laquelle déjà triomphe, autour de lui, dans l'opinion anglaise, la doctrine utilitaire? Bentham, d'ailleurs, ne borne pas son effort à faire la critique des lois contre l'usure: dans le plan général, qu'il ébauche, d'une économie politique, il se fonde encore sur la doctrine d'Adam Smith, pour condamner, avec plus de netteté peut-être qu'Adam Smith, la prétendue utilité économique des possessions coloniales 105. Comme Adam Smith au début de la partie pratique de son ouvrage, il pose en principe que « l'in

dustrie est limitée par le capital. « Si j'ai, nous dit-il, un capital de dix mille livres et qu'on me propose deux commerces qui me rapporteront vingt pour cent, il est clair que je puis faire l'un ou l'autre avec ce profit aussi longtemps que je me borne à un seul, mais qu'en faisant l'un, il n'est pas en mon pouvoir de faire l'autre, et que, si je le partage entre les deux, je ne ferai pas plus de vingt pour cent, mais je risque de faire moins, et même de changer le gain en perte. Or, si cette proposition est vraie pour un individu, elle est vraie pour tous les individus de toute la nation. L'industrie est donc limitée par le capital 106 ». Mais il prétend suivre, avec plus de constance que n'avait fait Adam Smith, l'application de ce principe au corps entier de l'économie politique. Ce principe lui suffit, pense-t-il, pour démontrer, en peu de mots, l'inutilité des colonies. « J'ai un capital de dix mille livres dans le commerce. Supposez que l'Amérique espagnole me fût ouverte, pourrais-je, avec mes dix mille livres, faire un plus grand commerce qu'à présent? Supposez que les Indes Occidentales me fussent fermées, est-ce que mes dix mille livres deviendraient inutiles entre mes mains? Ne serais-je pas capable de les appliquer à quelque autre commerce étranger, ou de les rendre utiles à l'intérieur du pays, ou de les employer à quelque entreprise d'agriculture domestique ? C'est ainsi que le capital garde toujours sa valeur : le commerce auquel il donne naissance peut changer de forme ou de direction, peut s'écouler par divers canaux, peut être dirigé sur une

manufacture ou sur une autre, sur des entreprises à l'extérieur ou à l'intérieur; mais le résultat définitif est que ces capitaux productifs produisent toujours, et ils produisent la même quantité, la même valeur, ou du moins la différence ne mérite pas qu'on y fasse attention 107 ». Sur ce point, entre Adam Smith et Bentham, peut-être n'y a-t-il point progrès, mais, incontestablement, il y a simplification.

C'est sur le principe suivant lequel « l'industrie est limitée par le capital » qu'Adam Smith avait, sans doute, principalement fondé son « économie politique », au livre IV de la « Richesse des Nations 108 ». Mais un autre principe avait été posé, au début même de l'ouvrage, le principe de l'échange et de la division du travail, qui seul doit être tenu pour véritablement fondamental. Bentham le néglige d'où la simplicité exagérée de sa démonstration. Adam Smith ne s'était pas contenté de montrer que le monopole du commerce colonial avait continuellement soustrait du capital aux autres commerces pour le faire passer dans celui des colonies. Il avait encore démontré que, par la restriction du marché de l'échange, ce monopole avait nécessairement contribué à maintenir le taux du profit dans les diverses branches du commerce britannique, plus haut qu'il n'aurait naturellement été si la liberté des échanges avec les colonies britanniques avait été accordée à toutes les nations d'où une divergence entre les intérêts des capitalistes et ceux du gros des consommateurs 109. Il ne s'en tient même pas là; il considère l'hypothèse selon

laquelle le monopole, en attirant de force dans le commerce colonial une certaine portion du capital national, aurait donné peut-être à ce capital un emploi plus avantageux que tout autre, et s'attache à démontrer, minutieusement, qu'en ce qui concerne le commerce colonial, tel ne peut pas être le cas 110. Mais Bentham ne discute même pas le problème: « c'est, dit-il, la quantité de capital qui détermine la quantité du commerce, et non l'étendue du marché, comme on l'a cru généralement ». En d'autres termes, il oppose l'un à l'autre, comme s'ils étaient contradictoires, le principe de la limitation de l'industrie par le capital et le principe de la division du travail. Adam Smith avait déjà constaté qu'il existe, entre les principes, une sorte de contradiction, la division du travail étant, dans une certaine mesure, accélérée par l'existence d'un capital, et la formation du capital, inversement, dans une certaine mesure, par le progrès de la division du travail; mais il donnait, avec raison, la primauté au principe de la division du travail. Bentham néglige ce principe; d'où ces déclarations, inspirées par un fatalisme singulièrement optimiste: « Ouvrez un marché nouveau, la quantité de commerce ne sera pas accrue, si ce n'est par quelque circonstance accidentelle. Fermez un ancien marché - la quantité de commerce ne sera pas diminuée, si ce n'est par accident, et seulement pour un moment. » Telle est la forme grossière que prennent chez Bentham, disciple d'Adam Smith, les idées du maître, en attendant le jour, où, à côté de Bentham, dans son école, elles pren

dront un caractère rigoureux et systématique qu'Adam Smith et Bentham n'avaient pas prévu.

Plus la doctrine est simple, plus il est aisé à Bentham de conclure, par un raisonnement expéditif, à l'inutilité des colonies. Quelle que soit l'inutilité présente des possessions coloniales, Adam Smith ne pense pas moins que la colonisation du nouveau-monde a été éminemment utile: elle a enrichi l'humanité par l'agrandissement du marché de l'échange 112. Selon Bentham, les colonies sont, pour qui se place au point de vue de l'économiste, absolument inutiles. Elles peuvent présenter, parfois, cet avantage de fournir un débouché au trop-plein de la population. Elles présentent cet avantage, étant situées sous des climats lointains, avec une faune et une flore différentes des nôtres, de varier la nature de la richesse sociale. Mais elles n'en peuvent augmenter la quantité leur utilité économique est « égale à zéro » 113. Adam Smith ne pense pas que l'on puisse, sans provoquer une crise dangereuse, supprimer d'un seul coup les règlements qui protègent le commerce de la métropole avec ses colonies certains négociants, certains manufacturiers ont, sous le régime factice qui leur est fait, un intérêt réel à la conservation du monopole 1. Il tient encore pour chimérique d'espérer que jamais une nation renoncera volontairement à ses colonies: l'amour-propre national, l'intérêt des classes gouvernantes, s'y opposent 15. Bentham néglige tous ces facteurs: si l'intérêt seul de la métropole était en jeu, si les colons n'avaient

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