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le nombre de ceux qui souffrent; de sorte que la meilleure action est celle qui procure le plus grand bonheur des plus grands nombres 43; et tel chapitre de sa « Philosophie morale » renferme certains éléments de ce que, dans l'école de Bentham, on appellera l'arithmétique morale". Hume, enfin, tient le système égoïste pour un produit de ce besoin exagéré de simplification théorique, qui finit par compliquer les explications, et que la méthode expérimentale condamne plus encore en morale qu'en physique. Il n'admet pas qu'on établisse une contradiction entre les sentiments égoïstes et sociaux : ces sentiments ne sont pas plus opposés entre eux que l'égoïsme et l'ambition, l'égoïsme et l'esprit vindicatif, l'égoïsme et la vanité; les sentiments sociaux ne sont-ils pas, bien au contraire, nécessaires pour donner une matière à la forme vide de notre égoïsme? Le principe de la sympathie apparaît alors comme une conséquence nécessaire du principe de l'utilité une fois admis car c'est seulement par sympathie que le bonheur d'un étranger nous affecte. Nous verrons, par la suite, que la morale de l'utilité ne saura jamais se débarrasser complètement, en dépit de tous les efforts, du principe de la fusion sympathique des intérêts. Bentham, dans son « Introduction », fait place aux plaisirs de la sympathie, qu'il appelle encore la bienveillance ou le bon vouloir, et admet que les individus peuvent être liés entre eux par la sympathie aussi bien que par l'intérêt 1o.

Mais une tendance très différente se révèle, dans le

I.

développement de la philosophie morale en Angleterre, avant Bentham. Que l'égoïsme soit, sinon le penchant exclusif, tout au moins le penchant prédominant, de la nature humaine, c'est une idée qui gagne du terrain, chez les moralistes anglais du XVIIIe siècle. Hume accorde que la maxime peut être fausse en fait, mais il insiste avec force sur cette idée qu'elle est vraie en politique. Car, d'une part, le sentiment d'honneur, s'il agit parfois sur les individus isolés, cesse d'agir sur les individus, dès qu'ils sont considérés comme appartenant à un parti: un homme n'est-il pas sûr d'obtenir l'approbation de son parti, pour tout ce qui sert l'intérêt commun? De plus, toute assemblée prend ses décisions à la majorité des voix il suffira donc que le mobile égoïste influence seulement la majorité (comme ce sera toujours le cas), pour que l'assemblée tout entière obéisse aux séductions de cet intérêt particulier, et agisse comme si elle ne contenait pas un seul membre qui se préoccupe de la prospérité et de la liberté publiques 47. Mais constituer la politique comme une science expérimentale et objective, n'est-ce pas la préoccupation dominante de tous les moralistes de l'utilité? Aussi conçoit-on que Bentham tende à admettre, comme Hume, et en faisant moins de réserves que lui, l'influence, sinon exclusive, au moins prédominante, de l'égoïsme sur les actions humaines plus étroitement encore, il déclare que « de toutes les passions, celle qui est le plus accessible au calcul, et des excès de laquelle, en raison de sa force, de sa constance et de

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«

son universalité, la société a le plus à craindre », c'est la passion qui correspond au motif de l'intérêt pécuniaire ». Le but que poursuit Bentham, d'accord avec tous les philosophes de l'utilité, c'est de fonder la morale comme science exacte. Il cherche donc à isoler dans l'âme humaine, le sentiment qui paraisse le mieux se prêter à la mesure. Or, le sentiment de sympathie paraît, moins que tout autre, satisfaire à cette condition comment dire, sans absurdité, que le sentiment de sympathie varie, selon une loi quelconque, en raison du nombre de ses objets? Au contraire, les sentiments égoïstes admettent, mieux que tous les autres, un équivalent objectif. La crainte d'une douleur se laisse, avec quelque précision, évaluer et comparer à d'autres craintes, lorsque les douleurs considérées sont des douleurs proprement égoïstes, lorsqu'il s'agit, par exemple, de la crainte d'une amende déterminée : c'est pourquoi l'idée d'appliquer le principe de l'utilité à la théorie du droit pénal semble s'être présentée la première à l'esprit de Bentham. Une espérance se laisse, avec quelque précision, évaluer et comparer à d'autres espérances, lorsque les plaisirs espérés sont d'ordre égoïste, lorsqu'il s'agit, par exemple, de l'espérance de recevoir un nombre déterminé de pièces de monnaie égales entre elles: c'est pourquoi l'économie politique, la << dogmatique de l'égoïsme », constitue peut-être la plus fameuse des applications du principe de l'utilité. Mais, alors même que l'on admet la prédominance des mobiles égoïstes, le principe de l'utilité peut être,

et a été effectivement interprété de deux manières distinctes, qui donnent naissance, en face de la thèse de la fusion des intérêts, à deux thèses nouvelles.

On peut raisonner d'abord de la façon suivante : puisqu'il est reconnu que les mobiles égoïstes sont prédominants dans la nature humaine et que, d'ailleurs, l'espèce humaine vit et subsiste, il faut admettre que les égoïsmes s'harmonisent d'eux-mêmes et produisent mécaniquement le bien de l'espèce. Bentham ira même plus loin et tirera argument de la persistance de l'espèce humaine pour démontrer la prédominance des mobiles égoïstes l'humanité pourrait-elle subsister un seul instant, si chaque individu était occupé à promouvoir l'intérêt de son prochain, au détriment de son intérêt propre? Thèse qui présente un caractère éminemment paradoxal, qui est appelée cependant à faire fortune : on peut l'appeler la thèse de l'identité naturelle des intérêts.

Mandeville, dans sa « Fable des Abeilles », parue en 1723, avait développé cette théorie que les vices des individus sont à l'avantage du public: private vices, public benefits. Il s'était flatté de démontrer « que ni les qualités qui forment les liaisons d'amitié, ni les affections naturelles à l'homme, ni les vertus réelles qu'il est capable d'acquérir par la raison, ni le renoncement à soi-même, ne sont le fondement de la société. C'est ce que nous appelons Mal dans le monde soit moral, soit physique, qui est le grand principe pour nous rendre des créatures sociables 50 ». Mais qu'est-ce que

Mandeville appelle le mal, ou le vice? Est-ce l'égoïsme ? Pourquoi, si l'égoïsme est utile au public, et si, d'autre part, on convient d'appeler vertueuses chez les individus les qualités utiles au public, persister à appeler l'égoïsme un vice 1? C'est la critique que vont adresser à Mandeville tous les moralistes qui se rattachent à la tradition utilitaire, depuis Hume et Brown jusqu'à Godwin et Malthus 2. Si Mandeville avait commencé par reviser la terminologie courante, fondée sur les notions d'une morale erronée et confuse, il aurait découvert la thèse de l'identité des intérêts, travaillé au progrès de la science morale, au lieu de procéder en littérateur, faiseur de paradoxes. Car l'économie politique utilitaire repose tout entière, à partir d'Adam Smith, sur la thèse de l'identité naturelle des intérêts. Par le mécanisme de l'échange et la division du travail, les individus, sans le vouloir, sans le savoir, en poursuivant chacun son intérêt propre, travaillent à réaliser, d'une manière immédiate, l'intérêt général. Peut-être Adam Smith, qui fonde sa morale sur le principe de la sympathie, serait-il disposé à admettre que la thèse de l'identité naturelle des intérêts, vraie en économie politique, est fausse en morale. On voit cependant combien il sera tentant, pour les théoriciens du système égoïste, d'accaparer une thèse qui semble justifier leur doctrine.

On peut, d'ailleurs, fort bien tenir pour paradoxale la thèse suivant laquelle les égoïsmes s'harmonisent d'une manière immédiate, et, sans abandonner la thèse

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