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améliorer leur condition ». Mais Adam Smith ne se borne pas à poser en principe que « tout individu fait continuellement effort pour découvrir l'emploi le plus avantageux de tout capital qu'il peut demander » et que « c'est à la vérité son propre avantage, et non celui de la société, qu'il a en vue », il ajoute que « l'étude de son propre avantage le conduit, naturellement ou plutôt nécessairement, à en préférer l'emploi qui sera socialement le plus avantageux »7. Si l'on persistait à vouloir appeler l'égoïsme un vice, il faudrait dire, avec Mandeville, que les « vices » des particuliers tendent à l'avantage du public. La doctrine économique d'Adam Smith, c'est la doctrine de Mandeville, exposée sous une forme non plus paradoxale et littéraire, mais rationnelle et scientifique; le principe de l'identité des intérêts n'est peut-être pas un principe vrai à l'exclusion de tous les autres, mais c'est un principe d'application constante - générale sinon universelle - en matière d'économie politique.

Les passages abondent, dans la « Richesse des Nations », où Adam Smith se place à ce point de vue pour interpréter les événements historiques, pour montrer comment les passions égoïstes, amour du lucre, amour du luxe, dirigées par une « main invisible», concourent, nécessairement, et sans que la sagesse des législateurs y soit pour rien, à réaliser l'intérêt général, soit d'une société, soit de la civilisation tout entière. Mais toutes ces explications de détail reposent sur une théorie fondamentale, celle qu'Adam Smith

expose aux premières pages de son livre, la théorie, devenue classique, de la division du travail.

« Le travail annuel de chaque nation est le fonds qui lui fournit originellement tous les objets nécessaires et utiles à la vie qu'elle consomme annuellement, et qui consistent toujours, soit dans le produit immédiat de ce travail, soit dans ce qui s'achète, avec le produit en question, à d'autres nations. Donc, selon que ce produit, ou ce qu'on achète avec lui, comporte une proportion plus ou moins grande au nombre de ceux qui doivent le consommer, la nation sera plus ou moins bien fournie de tous les objets nécessaires ou utiles dont elle a besoin. » Or, la cause qui augmente la productivité du travail, et qui fait la différence entre une société barbare et une société civilisée, c'est la division du travail. La division du travail accroît la dextérité de chaque ouvrier pris en particulier, spécialisé dans une occupation unique. Elle est la cause, bien plus que l'effet, de la différence des aptitudes : elle entraîne une économie du temps qui, sans la division du travail, serait perdu à passer d'une occupation à une autre. Elle produit enfin l'invention des machines « qui facilitent et abrègent le travail, et permettent à un homme de faire le travail de plusieurs »10. Sans doute Hutcheson, Hume, avaient déjà discerné l'importance de ce principe mais il appartenait à Adam Smith d'y voir une démonstration du théorème de l'identité naturelle des intérêts, d'en mettre en évidence le lien logique avec le principe de l'utilité. La division du

travail n'est plus pour lui, comme pour Hutcheson ", une cause, mais un effet de l'échange, et par là se trouve vérifiée la thèse fondamentale, selon laquelle le bien général n'est pas l'objet conscient, mais le produit en quelque sorte automatique des volontés particulières. Car la division du travail, avec l'opulence générale qui en dérive, ne résulte pas d'un calcul de la « prudence », ou de la « sagesse » humaine. « Elle est la conséquence nécessaire, quoique graduelle et très lente, d'un certain penchant de la nature humaine qui ne poursuit pas une utilité aussi étendue : le penchant à troquer, à échanger une chose contre une autre ». Penchant que l'on peut considérer lui-même, soit comme primitif, soit bien plutôt comme étant « la conséquence nécessaire des facultés du raisonnement et du langage», ou, comme disait Adam Smith dans son Cours, de ce « désir de persuader qui est si prédominant dans la nature humaine ». Penchant ignoré de tous les animaux, commun à tous les hommes, et par qui s'opère la conciliation immédiate de l'intérêt général et des intérêts privés. La division du travail ne constitue donc pas non plus, comme pour Hume 12, un lien social, analogue à l'« union des forces », et dont il faut tenir compte, au même titre que des autres formes de la coopération sociale. Car la coopération réfléchie à une même tâche suppose, de la part des collaborateurs, une disposition constante au sacrifice; mais il en est autrement de la coopération qui se fait par l'échange et la division du travail. L'individu qui

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propose à son semblable un échange ne fait pas appel à sa bienveillance, ni même à l'intérêt qui pourra être, pour la société, le bénéfice lointain de la collaboration, et compenser tels ou tels inconvénients passagers de l'assistance mutuelle qu'il se prêtent; c'est en s'adressant à son égoïsme qu'il le persuade13. Pour présenter un aspect paradoxal, l'observation n'en est pas moins exacte. Dans la mesure où les hommes s'entendent pour accomplir en commun des actes identiques, il y a constamment divergence entre les intérêts particuliers et l'intérêt général. Dans la mesure où les hommes accomplissent, chacun en particulier dans son intérêt propre, des actes différents, l'identité des intérêts particuliers est absolue. L'échange différencie constamment les tâches de tous les individus, considérés comme producteurs; il égalise constamment les intérêts de tous les individus, considérés comme consommateurs. Telle est la forme prise en matière d'économie politique, par l'individualisme utilitaire.

L'échange, voilà donc le plus simple et le plus typique de tous les phénomènes sociaux; voilà la cause première de l'harmonie des égoïsmes; or, selon quelle règle s'accomplit l'échange? Il faut d'abord, évidemment, que l'objet échangé soit utile. Mais son utilité est la condition nécessaire seulement, et non pas suffisante, de la valeur qu'il peut présenter en échange. Un objet très utile, mais existant en quantité pratiquement indéfinie et de nature à ne pouvoir pas être approprié par un individu - tel que, par exemple, l'air ou l'eau

n'a pas de valeur échangeable 14. Un individu A possède une certaine quantité d'un objet dont il n'a pas besoin, et dont peut-être un individu B a besoin. Un individu B possède une certaine quantité d'un objet dont il n'a pas besoin, et dont peut-être un individu A a besoin. Pour vérifier quels sont leurs besoins respectifs, ils se mettront en rapport; le marché naîtra de la comparaison de leurs besoins, chacun s'efforçant de persuader l'autre qu'il a besoin des produits apportés par lui sur le marché. Mais la comparaison elle-même ne se peut effectuer qu'indirectement. C'est la quantité de produits apportée par A ou par B qui, de chaque côté, représentera l'offre, la quantité de produits apportée par B ou par A, la demande. Le rapport de l'offre et de la demande constitue la valeur échangeable d'un produit. Si, l'offre restant une quantité fixe, la demande varie, la valeur échangeable varie dans le même sens que la demande. Si, la demande restant une quantité fixe, l'offre varie, la valeur échangeable varie dans le même sens que l'offre. Ainsi se définissent les variations de la valeur courante ou marchande.

L'analyse de la valeur, parvenue à ce point, reste pourtant incomplète. Nous supposons une certaine quantité de produits apportée sur le marché, et donnée. Selon que cette donnée est plus ou moins grande, la valeur échangeable varie en fonction d'une variable indépendante. Enfin, par hypothèse, on peut indifféremment considérer comme variable indépendante, ou comme quantité fixe, soit l'offre soit la demande. Mais,

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