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égale, et aussi parce qu'elle n'est pas rémissible 6. Sans doute, il semble qu'il commette le même sophisme que Beccaria, dans l'endroit où il traite de la peine de l'emprisonnement. « Rendez, dit-il, la peine plus sévère pour la rendre plus courte; la somme totale en sera moindre. Au lieu d'affaiblir les sensations pénibles en: les dispersant sur la longue durée d'un emprisonnement mitigé, vous augmentez considérablement leur effet, en les réunissant sur le court espace d'un emprisonnement rigoureux. La même quantité de peine ira donc beaucoup plus loin de cette manière que de l'autre 69.» Encore faut-il songer que la peine coûte non seulement à celui qui la subit, mais à la société qui l'inflige, en proportion de sa durée. Mais Bentham ajoute aussitôt une seconde raison, pour lui décisive:. l'infliction d'un régime pénitentiaire plus sévère et plus court évite la production, complètement inutile pour la prévention des délits, de ce qu'il appelle mal du troi-sième ordre les facultés de l'individu énervées, son. industrie suspendue, son commerce passant en d'autres mains. Tous ces maux contingents et éloignés, qui ne produisent aucun bon effet, ni pour lui ni pour l'exemple, seront épargnés en rendant la peine sévère et courte ».

«

Sans doute, on ne saurait détacher Bentham du temps où il a vécu. Contemporain de Beccaria, de Servan, de Voltaire, il dénonce les mêmes abus, et finit par demander, avec eux, un « adoucissement ». général des peines., Nulle part peut-être en Europe.

plus qu'en Angleterre la peine de mort n'est prodiguée cent soixante felonies capitales en 1765 70; plus encore en 1786 si nous en croyons Romilly 71; entre février 1800 et avril 1801, cent exécutions pour crime de faux, si nous en croyons Bentham 72. - Blackstone lui-même, si conservateur, s'est ému de l'état où il trouve le droit pénal de son pays 73. Et, sans doute, Bentham s'en émeut également : après avoir constaté que, dans l'infliction des peines, « le plus grand danger serait du côté de l'erreur en moins, parce que la peine serait inefficace », il admet que «l'erreur du côté plus est, au contraire, la pente naturelle de l'esprit humain et des législateurs, soit par l'antipathie qui porte à une sévérité outrée, soit par un défaut de compassion pour des hommes qu'on se représente comme dangereux et vils »; par suite, « c'est là qu'il faut porter les précautions » 74. Pourtant, ce qui le choque dans le droit pénal anglais, c'est peut-être moins le gaspillage qui s'y trouve fait de la peine de mort que l'inefficacité d'un droit pénal trop sévère pour qu'on songe même à l'appliquer : l'infliction des peines, dès lors, au lieu d'être définie par la loi, en raison de considérations rationnelles, est livrée à l'arbitraire du juge. « La douceur du caractère national étant en contradiction avec les lois, ce sont les mœurs qui triomphent, ce sont les lois qui sont éludées: on multiplie les pardons, on ferme les yeux sur les délits, on se rend trop difficile sur les témoignages; et les jurés, pour éviter un excès de sévérité, tombent souvent dans un excès d'indulgence. De là résulte un

système pénal incohérent, contradictoire, unissant la violence à la faiblesse, dépendant de l'humeur d'un juge, variant de circuit en circuit, quelquefois sanguinaire, quelquefois nul » 75.

Une théorie scientifique de la peine, définie comme un mal utile et nécessaire; une classification scientifique des délits et des peines, fondée sur la connaissance complète des conséquences, utiles ou nuisibles à la collectivité, d'un acte quelconque; une analyse des caractères que devra présenter la peine légale pour être susceptible d'une évaluation vraiment scientifique, et pouvoir, en conséquence, être proportionnée au délit, conformément à des règles méthodiques que Bentham énumère ainsi se développe une philosophie du droit pénal qui ne recourt plus, comme la théorie de Montesquieu et des juristes, aux fictions de la « nature des choses » et du talion légal. Les règles que pose Bentham sont, d'une part, absolument universelles elles sont vraies, sans acception de temps ni de lieu. Elles sont, d'autre part, susceptibles d'une application rigoureusement exacte à tous les cas particuliers qui se présenteront. Ce sont les problèmes de droit pénal qui, les premiers, attirent l'attention de Bentham; et c'est la facilité même avec laquelle il a cru pouvoir employer, à la solution, en quelque sorte mathématique, de ces problèmes, le principe de l'utilité, qui l'a déterminé à croire que le même principe lui fournirait la solution de tous les problèmes moraux et législatifs. Rien ici, ou presque rien, de la

dualité de principes qui complique l'interprétation de sa philosophie du droit pénal; mais un principe simple, suivi méthodiquement jusque dans ses conséquences dernières 76. C'est que, chez Bentham, la philosophie du droit civil dérive de Hume, et la philosophie du droit pénal, au contraire, d'Helvétius: la tendance naturaliste s'évanouit, le rationalisme subsiste.

Mais cette confiance en la raison, qui inspire à Helvétius et à Bentham l'espoir de fonder une science, mathématiquement exacte, des peines légales, ne pourrait-elle faire concevoir aussi l'espérance qu'un jour viendra où, tous les hommes étant, par le progrès de la science, devenus raisonnables, toute contrainte légale, toute atteinte à la liberté des individus, deviendront superflues? C'est ce qui arrive un peu partout, autour de Bentham, vers la fin du XVIIIe siècle; et cette attente d'une ère prochaine d'émancipation absolue satisfait aux exigences du sentimentalisme régnant, auquel toute peine, toute contrainte, apparaît comme odieuse. Mais la philosophie de Bentham n'est ni un libéralisme ni un sentimentalisme. Sans doute, il arrive à Bentham de se trouver d'accord avec les libéraux pour protester contre l'oppression d'une corporation égoïste, avec les sentimentaux, pour dénoncer la rigueur excessive des peines. Mais, d'un accord partiel sur les conséquences, ne concluons pas à l'accord sur les principes. Bentham ne veut pas placer la liberté au nombre des buts de la loi civile, il ne la tient que pour une forme secondaire de la sûreté 77. Il ne veut pas qu'elle soit le véritable

moyen à employer en vue de l'intérêt général : sa philosophie est essentiellement une philosophie écrite à l'adresse des législateurs et des hommes de gouvernement, c'est-à-dire à l'adresse des hommes dont la profession est de restreindre la liberté. Il se défie, d'ailleurs, de la sensibilité, oppose la raison au sentiment déjà il donne à la philosophie réformatrice, en Angleterre, la couleur qui la distinguera de la philosophie humanitaire, régnante au pays de Rousseau, et même au pays de Beccaria. Disciple d'Helvétius, il tient l'homme pour un animal, capable de plaisir et de peine, et le législateur pour un savant, qui connaît les lois auxquelles obéit la sensibilité humaine; il n'espère pas supprimer la souffrance, mais plutôt il confisque, au profit du législateur, avec la connaissance de l'utile, le pouvoir d'infliger les peines, afin d'identifier artificiellement les intérêts. C'est à la raison du législateur qu'il appartient, despotiquement et méthodiquement, par des souffrances imposées aux individus, au mépris de leurs protestations instinctives et sentimentales, de faire en sorte que, finalement, dans la collectivité, la somme des plaisirs l'emporte sur la somme des peines.

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