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deux notions irréductibles l'une à l'autre ? ou bien, si, de ces deux principes, l'un doit être conçu comme dérivé par rapport à l'autre, le principe de l'utilité ne doit-il pas être tenu pour premier, le droit n'étant, selon l'expression de Beccaria, que la manifestation de la force la plus utile au grand nombre? Il appartenait à Bentham, meilleur logicien, de faire la séparation des deux principes, de toujours ramener, sans détour, sans fiction, la question de droit à la question de fin, ou d'utilité. Il lui appartenait surtout, une fois le principe posé, d'en tirer non pas, comme Beccaria, la matière de quelques observations détachées, mais un essai de théorie scientifique et systématique du droit pénal. Nous avons vu que Bentham considère la science de la morale fondée sur le principe de l'utilité comme étant à la fois une science de classification et une science mathématique. Il applique sa méthode à la matière du droit pénal il veut fonder une classification naturelle des délits et des peines, il veut définir, mathématiquement, la proportionnalité des peines aux délits.

Bentham considère l'œuvre de classification naturelle des délits comme restant tout entière à faire, car Beccaria, après avoir constaté que, s'il fallait examiner et distinguer les différentes espèces de crimes et la manière de les punir, « leur nature varie tellement, selon les temps et les lieux, que le détail en serait aussi immense que fatigant », se borne, indiquant ce qu'il appelle « les principes généraux », à distinguer, hâtivement, entre les crimes qui tendent directement à

la destruction de la société ou de celui qui la représente (crimes de lèse-majesté), ceux qui nuisent à la sûreté particulière des citoyens en attaquant leur vie, leurs biens ou leur honneur (il les appelle encore: délits contraires à la sûreté de chaque citoyen, et attentats contre la liberté et la sûreté des citoyens), enfin les actions contraires à ce que la loi prescrit ou défend en vue du bien public 20. Classification extrêmement vague, qui n'est pas fondée sur le principe d'utilité, puisqu'en vertu de ce dernier principe la troisième catégorie comprendrait tous les délits sans exception. Mais ce qui est vrai de la classification proposée par Beccaria est vrai, à plus forte raison, de toutes les autres classifications qui s'enseignent dans les écoles. Tantôt les classifications sont telles qu'aucun caractère commun ne corresponde à chacune des classes distinguées c'est le cas, selon Bentham, pour les distinctions opérées par le droit romain entre delicta privata et publica, publica ordinaria et publica extraordinaria 21. Or, dans quel état se trouverait une science quelconque, la botanique, par exemple, si les classes y étaient distinguées de telle sorte qu'on ne pût trouver de caractères communs qui leur correspondent? Tantôt les distinctions établies par les procédés de classification en cours sont des distinctions vagues, où les séparations entre classes ne correspondent à aucune réalité définie. La division établie par le droit romain entre culpa lata, levis, levissima est une distinction qui réside non dans l'objet même de la classification, mais dans le sentiment

qu'un individu quelconque, et notamment un juge, est disposé à éprouver relativement à l'objet en question 22 dans laquelle de ces trois classes un cas donné devra être rangé, cela est livré entièrement à l'appréciation arbitraire du juge. D'une manière générale, toutes les classifications techniques ont ce vice commun de se fonder non sur la nature du délit, mais sur la nature des peines: la définition, en droit pénal anglais, des felonies, est typique à cet égard : les felonies sont les délits qui sont frappés de la peine de mort, par opposition aux misdemeanors, aux trespasses, qui sont frappés d'une peine inférieure. Mais alors comment espérer que, sur cette classification des délits, on fondera une théorie des peines, puisque la classification suppose connu le système de peines établi, dont précisément on se propose l'examen critique? La langue du droit pénal réclame une révolution, difficile en raison des intérêts de classe que favorise une terminologie technique, mais nécessaire: comme la botanique a eu son Linné, comme la chimie a eu son Lavoisier 23, il lui faut un homme qui lui donne une nomenclature.

Le procédé de classification auquel Bentham essaie de se conformer, c'est le procédé dichotomique", ce que Bentham appelle la « méthode exhaustive»: cette méthode consiste, en partant de la définition du domaine logique dont on se propose l'étude, à le partager en deux parties, puis chacune de ces deux parties en deux parties à son tour, et ainsi de suite jusqu'à épuisement, ou exhaustion du domaine. Bentham admet, d'ailleurs, qu'il

serait difficile de suivre le procédé dichotomique à la rigueur. Il s'agit, pour lui, d'une part, d'obtenir une énumération systématique de toutes les modifications possibles du délit, pourvues ou non de dénominations; d'autre part, de trouver une place sur la liste pour tous les noms de délits qui sont d'un usage courant. Si nous poursuivions seulement le premier but, il suffirait, en nous conformant purement et simplement à la nature, de suivre imperturbablement le procédé dichotomique : mais on aboutirait ainsi à un langage juridique entièrement nouveau, inintelligible, et qui laisserait inexpliqués les mots courants. Il faudra employer le procédé dichotomique avec la préoccupation constante de retrouver en chemin les expressions courantes, et même parfois renoncer au pédantisme du procédé suivi rigoureusement.

Doit être érigé en délit, conformément au principe de l'utilité, tout acte qui est, ou qui peut être, nuisible à la communauté 25. Mais le mal dont il est cause pour la communauté peut être maintenant, à un point de vue nouveau, divisé en classes distinctes, selon les individus ou groupes d'individus qui le subissent. Le procédé dichotomique trouve ici son application : les individus qui subissent le mal sont ou assignables, c'est-à-dire tels qu'ils puissent être désignés par leur nom propre ou par toute circonstance particulière; ou, dans tout autre cas, inassignables. Les individus assignables qui subissent le mal de l'action sont, ou des individus autres que l'agent, ou l'agent lui-même. Les individus

inassignables sont, ou la totalité des individus qui constituent la communauté, ou un groupe subordonné de cette communauté 26. D'où quatre classes de délits : privés, qui portent sur un ou plusieurs individus assignables, autres que l'agent; semi-publics, qui portent sur un groupe d'individus inassignables autres que l'agent; réflectifs, qui portent sur l'agent; publics, qui portent sur la totalité de la communauté.

On peut diviser, par l'application de la méthode dichotomique, chaque classe à son tour, si l'on excepte la quatrième, à propos de laquelle Bentham s'avoue impuissant à observer rigoureusement la règle posée en commençant 27. Qu'il s'agisse des délits privés ou des délits réflectifs, la méthode à suivre est la même. Le bonheur d'un individu dépend en partie de sa personne, en partie des objets extérieurs qui l'entourent. Ces objets extérieurs d'où son bonheur dépend sont ou bien des choses et constituent sa propriété, ou bien des personnes, dont il attend soit des services, en raison de sa condition légale, soit simplement ces égards de bienveillance, qui constituent la réputation. Il y aura done des délits contre la personne, des délits contre la réputation, des délits contre la propriété, et des délits contre la condition 28. La même division s'applique au moins en partie aux délits semi-publics, si seulement on distingue les cas où le mal qui résulte de ces délits est inintentionnel (délits fondés sur quelque calamité, par exemple une inondation, une contagion, un incendie), d'avec ceux où il est intentionnel (délits de pure malice),

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