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a point eu de convention, ils en supposent; là où il n'y en a eu qu'une ou deux, ils en supposent mille; ils ont l'effronterie ou la bêtise de vous prêter des volontés qu'eux-mêmes avouent que vous n'avez jamais eues; et voilà, chez eux, ce qui s'appelle raisonner ». Sans détour d'expression, c'est sur la considération de leur utilité, de leur tendance à produire le plus grand bonheur du plus grand nombre, qu'il convient, selon Bentham, de fonder la détermination de ces obligations adjectices. Les analyses de Bentham suivent toujours la même marche elles vont de l'abstrait au concret, du fictif au réel. « On peut employer le mot obligation dans un sens abstrait, on peut en faire une espèce d'être fictif, commode dans le discours ordinaire; mais il faut savoir le déchiffrer dans la langue de la pure et simple vérité, dans celle des faits. Entendre les termes abstraits, c'est savoir les traduire d'un langage figuré dans un langage sans figure 11». Par où Bentham procède en fidèle disciple de Hume. Hume avait réfuté la théorie suivant laquelle un sentiment d'obligation était naturellement attaché à la notion de promesse; essayé de démontrer que les promesses sont des inventions humaines, fondées sur des considérations de nécessité et d'utilité sociale; que le caractère obligatoire qu'elles présentent a pour origine l'égoïsme naturel à l'homme, renforcé par le sentiment de l'intérêt général et par les « artifices des politiques »; que le mystère de la promesse, ou du contrat, est comparable, en fin de compte, aux mystères de la transsubstantiation et de la consécration,

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<< où une certaine formule, accompagnée d'une certaine intention, change entièrement la nature d'un objet extérieur, et même d'une créature humaine » 12. Il ne déplairait pas à Bentham de comparer les fictions de la corporation judiciaire aux mystères absurdes inventés par les prêtres. La psychologie de Hume ramène l'idée abstraite, type de toutes les « entités fictives 13 » (fictitious entities) dont parle Bentham, aux impressions sensibles dont elle est la copie. La philosophie du droit ramène, chez Bentham, comme avant lui chez Hume, l'idée d'obligation aux services qui la justifient, aux plaisirs et aux peines qui en constituent toute la réalité.

Bref, compensation du mal de l'obligation par le bien du service, voilà le calcul, voilà l'opération d'arithmétique morale, qui constitue, dans son essence, le droit civil. Une mauvaise loi est celle qui impose une obligation sans rendre aucun service. Or, quelle va être, dans la pratique, l'application de cette arithmétique des plaisirs et des peines? On peut considérer la définition du droit de propriété comme constituant l'objet principal du droit civil: la justice, qu'est-ce, sinon le respect du droit de propriété une fois défini? Quelle est donc la définition du droit de propriété qui dérive logiquement du principe de l'utilité? Il est curieux de constater l'incertitude de la doctrine de l'utilité, sur ce point, au XVIIe siècle, chez les précurseurs de Bentham et chez Bentham lui-même.

Locke avait essayé de fonder le droit de propriété

directement sur la notion d'utilité. La raison naturelle, à l'en croire,« nous dit que les hommes, une fois nés, ont droit à leur conservation, et, conséquemment, aux aliments et aux autres choses que la nature fournit pour leur subsistance », et encore : « Dieu, qui a donné le monde aux hommes en commun, leur a aussi donné la raison afin d'en faire usage au mieux de la vie et des convenances ». Mais possédons-nous une mesure de l'utilité des choses? Et d'abord de quelle utilité s'agit-il? De l'utilité apparente, celle dont nous trouverions la définition dans l'expression des désirs de chaque individu? Mais est-il sûr que le désir soit la mesure du besoin ? Ne désirons-nous pas posséder sans limite? et le plaisir de posséder sans jouir ne constitue-t-il pas lui-même une jouissance, qui doit être prise en considération comme toute autre, au point de vue du principe de l'utilité? Ou bien s'agit-il de l'utilité réelle et absolue, conçue comme indépendante des préférences individuelles et momentanées ? Mais comment la mesurer ? Considère-t-on peut-être comme possible de chercher une mesure objective de l'utilité qui résulterait de la possession d'un objet, non pas dans l'expression verbale d'un désir, mais dans la quantité de travail qu'un individu donné est disposé à fournir pour en acquérir la possession? On serait amené de la sorte, en partant de la notion d'utilité, à fonder le droit de propriété sur la notion du travail. C'est ce que fait encore Locke. Quoique la terre et toutes les créatures inférieures. soient, nous dit-il, communes à tous les hommes, cepen

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dant chaque homme a la propriété de sa propre personne : sur celle-ci nul n'a de droit que lui-même. Le travail de son corps et l'œuvre de ses mains, pouvons-nous dire, sont proprement siens. Tout ce qu'il retire de l'état où la nature l'a mis et laissé, il y a mêlé son travail, il y a joint quelque chose qui est sien, et, par là, en fait sa propriété... C'est cette loi de la raison qui fait que le cerf appartient à l'Indien qui l'a tué 15 ». Ces deux notions de la propriété, cependant, quoique nous ayons essayé de montrer par quels intermédiaires logiques il serait possible de passer de l'une à l'autre, restent distinctes; le désir de posséder peut nous pousser à travailler et à produire au delà de nos besoins : « si le fait de recueillir les moissons et autres fruits de la terre constitue un droit sur ces choses, alors chacun peut en accaparer autant qu'il veut ». Locke admet la contradiction et spécifie que « la même loi de nature qui nous donne par ce moyen la propriété, limite aussi celle propriété. « Dieu nous a donné toutes choses abondamment >> (I. TIM. VI, 12), c'est la voix de la raison confirmée par la révélation. Mais jusqu'à quel point nous les a-t-il données ? Pour en jouir. Autant chacun peut employer d'une chose dans l'intérêt de son existence avant qu'elle se gâte, telle est la quantité de la chose dans laquelle il peut fixer sa propriété tout ce qui excède cela est plus que sa part et appartient à d'autres. Rien n'a été fait par Dieu pour que l'homme le gâte ou le détruise16. » Or, la nature ne règle pas d'elle-même la quantité de travail fourni sur l'utilité de l'objet. Elle obtient ce

résultat, selon Locke, dans une société primitive où les produits du travail se corrompent rapidement et ne peuvent, par suite, être conservés d'une façon durable par le producteur; mais il cesse d'en être ainsi avec l'invention de la monnaie, signe conventionnel de la valeur qui se laisse accumuler sans limite et conserver indéfiniment. Locke aurait pu ajouter que la société ne règle pas non plus la propriété sur la quantité de travail; car l'individu qui a travaillé est libre de transmettre la propriété de son travail à un individu qui n'a pas travaillé. Donc, la théorie de Locke, soit qu'elle fonde le droit de propriété sur l'utilité, soit qu'elle le fonde sur le travail, est doublement révolutionnaire. Priestley, disciple de Locke, fonde « l'idée même de propriété, comme de tout autre droit », sur la considération « du bien général de la société sous la protection de laquelle on jouit du droit en question ». « Rien, déclare-t-il, n'appartient en propre à personne, si ce n'est ce que des règles générales qui ont pour objet le bien de l'ensemble lui assignent ». Et il en tire cette conclusion, que, dans tous les cas où les propriétaires abusent de leurs droits, « ce tribunal suprême et redoutable, dans lequel tous les citoyens ont voix égale, a le droit d'en exiger l'abandon1».(D'autre part, Adam Smith, dans sa théorie économique de la valeur, s'inspire également de Locke, fonde la valeur sur le travail : tous les économistes politiques utilitaires lui emprunteront cette théorie.) Dès lors Adam Smith ne peut faire autrement que de constater la distance qui

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