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I

DROIT CIVIL

Le droit civil a pour objet la définition des droits. Mais les droits entraînent toujours des obligations. Si j'obtiens un droit aux services d'un autre homme, une obligation est, du même coup, imposée à cet homme de me rendre les services en question. Si un droit m'est conféré à l'usage et à la libre disposition d'un cheval, les autres hommes subissent, par là même, l'obligation de s'abstenir de l'employer. Or, l'obligation peut être conçue de deux manières différentes, selon qu'on se place au point de vue professionnel, où se place le membre de la corporation judiciaire, ou au point de vue « naturel », où se place le philosophe de l'utilité.

Au premier point de vue, qui est le point de vue formaliste, ou «< technique », l'essence de l'obligation, c'est le respect de la formalité juridique. J'ai prêté serment, selon les rites prescrits, d'agir, de telle manière

déterminée, à tel instant déterminé de l'avenir. Donc, je dois agir de cette manière-là. Pourquoi ? Parce qu'il est de l'essence du serment d'être tenu, parce que la formalité juridique doit être observée. A ce point de vue, la notion d'obligation est une notion première et irréductible; et l'obligation est un bien, puisque obligation, c'est, par définition, conformité à l'ordre légal.

Le point de vue de l'utilité est inverse. En créant des obligations, la loi retranche nécessairement, dans la même proportion, de la liberté : il est impossible de créer des droits, de protéger la personne, la propriété, et la liberté elle-même, si ce n'est aux dépens de la liberté. Mais toute restriction imposée à la liberté est suivie d'un sentiment naturel de peine plus ou moins grand. Donc imposer une obligation, c'est infliger une douleur ou priver d'un plaisir. Or la douleur est un mal, le plaisir est un bien. Donc toute obligation est un mal.(Si une obligation quelconque doit être justifiée, elle ne saurait contenir en soi, comme le veut la pseudophilosophie des juristes professionnels, le principe de sa propre justification; elle ne peut être justifiée qu'à titre de mal nécessaire, par son utilité relative.

Toute obligation qui m'est imposée devra donc, au point de vue où l'on se place maintenant, se traduire par un service que je rends à un autre c'est le service qui justifie et, en même temps, limite l'obligation. Observons, d'ailleurs, que, si l'obligation suppose le service, le service, réciproquement, ne suppose pas l'obligation. On peut rendre des services sans y être obligé.

Dans l'histoire, ils ont existé avant l'établissement des lois, ils ont été le seul lien social entre les hommes avant qu'il y eût des gouvernements les parents ont nourri leurs enfants, avant que les lois leur en fissent un devoir. Aujourd'hui encore, il y a un grand nombre de services de bienveillance, de bienséance, d'intérêt mutuel, qui se rendent librement; et, quelque nombre d'obligations nouvelles que la loi puisse créer, sur bien des points la sociabilité devra toujours suppléer à l'impuissance de la loi. La notion des services est donc antérieure à celle des obligations; et, en matière de droit civil, la notion première, pour qui se place au point de vue de l'utilité générale, ce n'est pas la notion d'obligation, c'est la notion de service 1.

D'où une révolution dans la terminologie juridique, révolution dont, les conséquences dernières ne semblent pas avoir été tirées encore dans les « Traités de Législation ». Bentham y distingue entre les droits sur les choses (Robinson Crusoé vécut bien des années sans exercer de puissance sur aucune personne, il ne l'aurait pu sans en exercer sur les choses) et les droits sur les services, c'est-à-dire sur les diverses manières dont l'homme peut être utile à l'homme, soit en lui procurant quelque bien, soit en le préservant de quelque mal. Mais n'en est-il pas de cette distinction verbale comme de la distinction, classique en droit romain, et retenue par Blackstone, entre les jura personarum et les jura rerum? Jura rerum signifie « droits sur les choses, et c'en est assez pour faire tomber toute la classification :

car, sous le chef des « droits des personnes », il est question de droits sur les choses à peu près autant que de droits sur les personnes droits de l'époux sur les biens de l'épouse, droits du fils sur les biens du père, et ainsi de suite. Ne faudra-t-il donc pas aller jusqu'à dire, comme fera plus tard James Mill3, disciple de Bentham, que les droits sont des pouvoirs, plus ou moins étendus, que le Gouvernement garantit à un individu de faire servir une personne ou une chose à la satisfaction de ses désirs. Mais satisfaire le désir d'un individu, c'est lui rendre un service : le terme de service ne peut-il donc s'appliquer également aux personnes et aux choses. ? Il a été employé par les juristes, tant romains qu'anglais, dans un sens restreint ne conviendrait-il pas de l'employer maintenant à désigner la totalité des moyens propres à la satisfaction de nos désirs, que nous sommes autorisés, en vertu de droits, à tirer soit des personnes, soit des choses? Or la révolution est une révolution dans les choses, et non pas seulement dans les mots. L'examen de la classification des obligations chez Bentham permet de voir l'opposition profonde des deux théories: ce que nous avons appelé la théorie professionnelle ou «< technique », et. la théorie « naturelle ».

On peut, nous dit Bentham, rapporter à trois chefs les moyens d'acquérir les droits sur les services, en d'autres termes, les causes qui déterminent le législateur à créer des obligations. La première de ces causes, c'est l'existence d'un besoin supérieur, c'est-à-dire d'un « besoin

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de recevoir le service supérieur, à l'inconvénient de le rendre ». Les devoirs du père envers ses enfants peuvent être onéreux pour lui, mais ce mal n'est rien à côté de celui qui résulterait de leur abandon. Le devoir de défendre l'État est peut-être encore plus onéreux; mais, si l'État n'est pas défendu, il ne peut plus exister. La seconde de ces causes, c'est l'existence d'un service antérieur, c'est-à-dire d'un « service rendu, en considération duquel on exige, de celui qui en a retiré le bénéfice, un dédommagement, un équivalent en faveur de celui qui en a supporté le fardeau ». C'est ce qui fonde les droits des pères sur les enfants, lorsque, dans l'ordre de la nature, la force de l'âge mûr succède à l'infirmité de l'enfance; c'est ce qui fonde encore le droit des femmes à la durée de l'union, lorsque l'âge a effacé leur beauté, premier mobile de l'attachement. Ou enfin, pour prendre des exemples plus particuliers, un chirurgien a donné des secours à un malade qui avait perdu le sentiment et qui était hors d'état de les réclamer; un dépositaire a employé son travail, ou a fait des sacrifices pécuniaires pour la conservation du dépôt sans en être requis dans l'un et l'autre cas, le malade est légalement l'obligé du chirurgien, le déposant du dépositaire. La récompense pour les services passés est le moyen de créer des services futurs. Reste la troisième cause; et c'est l'existence d'un pacte, d'une convention, d'un contrat, c'est-à-dire d'une « passation de promesse entre deux ou plusieurs personnes, en donnant à

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