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l'organisation du régime pénitentiaire. Car un prix vient d'être proposé, par la Société Économique de Berne, pour l'année 1779, à l'auteur du meilleur projet de réforme des lois criminelles; et Bentham songe à concourir. Il n'arrive pas à temps 105, d'ailleurs, et commence, à Londres, en 1780, l'impression du « Code Pénal » qu'il vient d'écrire. Mais, une fois de plus, il n'aboutit pas 106, se dégoûte des lenteurs de l'impression, et s'occupe d'autre chose. Les questions de chimie l'ont toujours passionné 107: elles occupent plus de place, dans sa correspondance avec son frère Samuel, que les questions de droit ou de politique; c'est comme apprenti chimiste, non comme réformateur social, qu'il fait, en 1775, la connaissance de Priestley 108; il publie, en 1783, la traduction d'un ouvrage allemand de chimie appliquée 109. Il travaille toujours, cependant, soit à Lincoln's Inn, dans son logement d'avocat, soit au château de Bowood, chez lord Shelburne, qui le protège, à son grand ouvrage de jurisprudence, songe maintenant à une « vue générale d'un corps de législation », approfondit les questions de principes, rédige un traité sur la <«< législation indirecte », un autre sur la « transplantation des lois 110 ». Il cherche le moyen de propager ses idées sur le continent, et va rejoindre, en 1785, son frère Samuel, qui a obtenu, en Russie, une fonction et un grade. Il s'intéresse aux questions économiques, et publie une « Défense de l'usure » qui obtient un vif succès. Il s'intéresse de nouveau à la réforme du régime pénitentiaire, et, avec la collaboration de son frère,

trace le plan du Panopticon, la prison modèle, à l'adoption de laquelle il va consacrer plus de vingt ans d'efforts infructueux. Mais son grand ouvrage théorique ne paraît toujours pas. En vain son ami George Wilson l'avertit de la publication du livre de Paley: beaucoup des idées de Paley sur les peines sont identiques à celles que Wilson a toujours tenues pour les plus importantes parmi les découvertes de Bentham... Bentham répond par des plaisanteries: c'est la faute de Wilson et de ses critiques, s'il s'est abstenu de publier l'ouvrage. Wilson proteste: « La cause en est à votre naturel. Avec le dixième de votre génie, et un degré moyen de constance, Samuel et vous seriez l'un et l'autre, depuis longtemps, parvenus à la gloire. Mais votre histoire, depuis que je vous connais, a toujours été de courir d'une bonne idée à une meilleure. Cependant, la vie se passe, et rien ne s'achève. » En 1788, Wilson revient à la charge: qui sait si Paley n'a pas plagié Bentham? Des épreuves ne se sont-elles pas égarées, celles, en particulier, que Bentham avait confiées, en 1781, à lord Ashburton 111? Enfait, malgré le succès immédiat obtenu par le livre de Paley, malgré la paresse et l'indifférence de Bentham qui se laisse gagner de vitesse, il semble qu'on peut deviner déjà pour quelles raisons profondes Bentham, et non Paley, est appelé à devenir le chef de l'école utilitaire. ·

Paley est un prêtre d'où le fondement théologique qu'il donne à la morale de l'utilité. Or, le caractère théologique de son utilitarisme, s'il rend plus facilement

acceptable son enseignement dans une Université officielle, lui interdit de devenir jamais ce que veut être Bentham: il lui manque l'intransigeance du révolutionnaire et du doctrinaire. Lorsque en 1772, la question de la subscription, de l'adhésion obligatoire aux trenteneuf articles fondamentaux de l'Église Anglicane, agite l'Université de Cambridge, et qu'une pétition se signe pour obtenir la suppression de cette formalité, Paley, malgré sa sympathie pour le parti libéral, se dérobe, alléguant plaisamment qu'il n'a pas de quoi se payer le luxe d'une conscience 112. Bentham prend plus au sérieux les questions de conscience il se souviendra, toute sa vie, avec quelle horreur, lors de son temps d'étude à Oxford, il vit expulser cinq étudiants méthodistes pour crime d'hérésie; avec quelle horreur il se vit obligé d'adhérer publiquement, sans la foi, aux trente-neuf articles les angoisses qu'il éprouva ce jour-là, il les compare à celles de Jésus crucifié 113. Paley a beau, critiquant la théorie du « sens moral », exprimer, en des termes très voisins de ceux qu'emploiera Bentham, sa crainte« qu'un système de moralité, fondé sur des instincts, trouve des raisons et des excuses aux opinions et aux pratiques établies »; il est lui-même un conservateur, dont le système apporte une justification à peu près complète à toutes les institutions établies, judiciaires aussi bien que religieuses et politiques.) Bentham, entré au barreau sur le désir d'un père ambitieux, y plaide à peine une ou deux fois; déjà, disciple d'Helvetius et de Beccaria, il lui répugne de

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s'enrichir en faisant le métier d'interpréter, aux dépens du public, un droit vicieux 115. A « se noyer » dans la carrière, il n'aurait bientôt plus ni le talent ni l'inclination nécessaire pour entreprendre son grand dessein. << Dans le chemin que je suis, écrit-il dès 1772 à son père, je marche, plein d'allégresse et d'espérance; dans tout autre je me traînerais, sans élan et à contrecœur... Pardonnez-moi, Monsieur, de vous le déclarer simplement, une fois pour toutes: tant que cette grande affaire ne sera pas réglée, je me sens incapable de toute autre 16 ». Déjà il rêve de fonder une école, de commander à des disciples qui publieront et propageront ses écrits; déjà il trouve, à Lincoln's Inn, chez Lind 117, chez Wilson 8, des amis zélés et prêts à travailler sous ses ordres, prêts à rendre ses idées publiques. Sorti des écoles, désertant le barreau, il se sent libre enfin, libre de poursuivre cette infatigable guerre aux abus qui va occuper sa vie tout entière.

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Uniquement préoccupé de pratique, les questions de métaphysique ne l'inquiètent pas 119. Peu lui importe le problème de la réalité du monde extérieur. « Si ce morceau de pain qui est placé devant moi n'existe pas, comme ils disent, et, si, de cette belle philosophie, je ne tire aucune conclusion pratique, je n'y trouve aucun profit; si j'en tire une, je meurs de faim 120 Peu lui importe le problème du libre-arbitre. Le philosophe écossais Gregory lui demande, par l'intermé– diaire de Wilson, son avis sur un ouvrage où il a discuté la question: Bentham se dérobe, allègue que le

temps lui fait défaut, et ajoute, confidentiellement, dans sa réponse à Wilson, qu'il se soucie de la liberté et de la nécessité comme d'un fétu: comment un homme qui a une profession active peut-il se tourmenter de questions aussi purement spéculatives 121 ? C'est même dans cette indifférence qu'il faut chercher peut-être, comme l'a conjecturé Dumont 122, la vraie cause de sa paresse à publier son ouvrage. L'« Introduction » n'a de valeur à ses yeux que comme préface à une œuvre immense, tout entière pratique et législative, la réforme intégrale du droit que lui importent, prises en soi, les discussions de principes? Il a déjà rédigé intégralement, confié à Dumont pour les publier en France, les manuscrits d'une « Vue générale d'un corps complet de Législation », lorsqu'enfin, sur les instances répétées de ses amis, l'« Introduction aux Principes » paraît en 1789.

L'<< Introduction » débute par une proposition presque textuellement copiée chez Helvétius 123. « La nature a placé l'humanité sous le gouvernement de deux maîtres souverains, la peine et le plaisir. C'est à eux seuls de montrer ce que nous devons faire, aussi bien que ce que nous ferons. La distinction du juste et de l'injuste, d'une part, et, d'autre part, l'enchaînement des causes et des effets, sont attachés à leur trône. Le principe de l'utilité constate cette sujétion, et la prend pour fondement du système dont l'objet est d'élever l'édifice de la félicité par la main de la raison et de la

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