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Shelburne, c'est le goût des innovations et des réformes, joint au mépris des préjugés de parti 109. Bentham a tout un programme de réformes juridiques et économiques, fondées sur le principe de l'utilité publique et du plus grand bonheur du plus grand nombre. En matière juridique, il adopte le principe despotique de l'identification artificielle des intérêts; en matière économique, le principe libéral de l'identité naturelle des intérêts. Plus tard, beaucoup plus tard, il reprendra, pour les incorporer à une théorie complète de la démocratie représentative, ses réflexions de 1782 sur la division des pouvoirs, son essai de 1788 sur le suffrage universel. Mais, pour l'instant, il ne semble pas avoir encore pris au sérieux l'application du principe, sous l'une ou l'autre de ses formes, à la solution des problèmes de droit constitutionnel. Disciple d'Helvétius, il a trop de confiance dans le gouvernement de la science pour se rallier à la thèse anarchiste, trop de confiance même pour acccepter la solution mixte, proposée par Priestley, à laquelle il finira pourtant par se rallier. Il insiste fréquemment, vers cette époque, sur la différence essentielle qui existe entre le droit constitutionnel et les autres branches du droit : l'impossibilité d'édicter des sanctions pénales contre les gouvernants, lorsqu'ils manquent à leurs obligations 110. Mais n'est-ce pas là nier que le droit constitutionnel puisse être constitué sur la base du principe scientifique de l'intérêt général? La seule sanction sur l'influence de laquelle Bentham semble compter, pour intimider les gouvernants,

c'est la sanction morale: il veut voir les gouvernants soumis à la juridiction incessante de ce qu'il appelle «<le tribunal de l'opinion publique »; il réclame l'absolue liberté de la presse. Mais, sur ce point, il ne se sépare ni d'Helvétius, ni de Voltaire, ni de tous les philosophes qui, sur le continent, pour réaliser les réformes nécessaires, pour vaincre l'obstination intéressée des corps privilégiés, comptent sur un prince conseillé, critiqué, « éclairé » par les publicistes 111. Bentham serait disposé, peut-être, à affirmer, avec les physiocrates français, que l'intérêt des gouvernants est identique à celui des gouvernés, à croire, par suite, qu'il suffira, pour les convertir à la cause des réformes, d'éclairer les gouvernants sur leur véritable intérêt.

Une idée fixe le possède obtenir, partout, quelque part, n'importe où, la rédaction et la promulgation de son Code intégral. Or, à la fin du XVIIe siècle, ce n'est pas le Parlement anglais, ce sont des souverains absolus, qui, du nord au midi de l'Europe, donnent des codes à leurs peuples. Bentham se rend compte que, de tous les pays européens, l'Angleterre est peut-être le mieux fait pour donner naissance à un bon Digeste, et qu'elle est cependant celui de tous où il est le moins vraisemblable qu'il soit jamais adopté. Philippe se félicitait que son fils Alexandre fût né dans le siècle d'Aristote Bentham se félicite qu'il lui ait été donné d'écrire dans le siècle de Catherine, de Joseph, de Frédéric, de Gustave et de Léopold; s'il écrit bien, ce qu'il écrit n'aura pas été écrit en vain 112. Car si, peut

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être, pour promulguer un Code, il faut un prince, la composition d'un Code n'est pas ouvrage de prince : << engagés dans les labyrinthes de la jurisprudence, un César, un Charlemagne, un Frédéric n'auraient plus été que des hommes ordinaires, inférieurs à ceux qui avaient blanchi dans des études arides et des méditations abstraites 113 ». Il faut, à côté du prince, un législateur; le souverain fera participer le philosophe de son autorité, et le philosophe le souverain de sa science. Voilà l'alliance dont rêve Bentham. Puisque l'impératrice Catherine a désigné son frère Samuel pour faire, dans une province de son empire, de la civilisation expérimentale, pourquoi ne deviendrait-il pas luimême le conseiller et le législateur de celle qu'il appelle << sa chère Kitty » ? Pourquoi ne serait-il pas un jour le Cocceji d'un autre Frédéric? Est-il même impossible, maintenant qu'il connaît Dumont et Mirabeau, que Louis XVI l'invite un jour à légiférer pour la France11? Dix ans de travail suffiraient à la tâche et le Pannomion pourrait être promulgué au premier jour du nouveau siècle. Felicitas temporum, principes boni. Mais la Révolution Française éclate: elle renverse ou terrifie les princes, déconcerte les philosophes, change la forme des problèmes.

NOTES

CHAPITRE PREMIER

ORIGINES ET PRINCIPES

1. Bentham, Works, éd. Bowring, vol. X, p. 2.

2. Bowring, vol. X, pp. 13, 19, 21.

3. Bowring, vol. X, p. 11.

4. Sur le caractère critique de cette période historique, v. en particulier Hartley, Observations on Man, conclusion.

5. C'est la différence qui sépare les Newtoniens d'avec les Cartésiens. Descartes croyait aussi à la possibilité de constituer une philosophie non spéculative mais active, qui mettrait au service de l'homme les forces de la nature; mais si, dans son encyclopédie, il y a place pour une biologie, il n'y a pas place pour une sociologie; pour une médecine scientifique, mais non pour une morale scientifique, pour une politique rationnelle.

6. Hobbes, avant le temps de Newton, emploie déjà la métaphore de la gravitation pour définir le déterminisme moral: « Fertur... unusquisque ad appetitionem ejus quod sibi bonum et ad fugam ejus quod sibi malum est, maxima autem maximis malorum naturalium, quæ est mors: idque necessitate quadam non minore, quam qua fertur lapis deorsum ». Il y a dans le De Homine (chap. xII, 14) les éléments d'un calcul des biens et des maux : Bona et Mala si comparentur, Majus est (cæteris paribus) quod est diuturnius, ut totum parte. Et quod (cæteris paribus) vehementius, ob eamdem causam. Differunt enim Magis et Minus ut

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Majus et Minus. Et (cæteris paribus) quod pluribus Bonum quam quod paucioribus. Nam generalius et specialius differunt ut Majus et Minus. Bonum recipere, quam non perdidisse, Melius. Nam rectius æstimatur propter memoriam Mali. Itaque convalescere quam non decubuisse, Melius. » Sur les trois premiers points, comparer les trois éléments durée, intensité, extension, dans l'arithmétique morale de Bentham. Sur le dernier, comparer les axiomes de pathologie mentale.

7. V. cependant (Essay concerning human understanding, Book I, chap. III, § 6) God having, by and inseparable connexion, joined virtue and public happiness together, and made the practice thereof necessary to the preservation of society..., it is non wonder, that every one should not only allow, but recommend and magnify those rules to others, from whose observance of them he is sure to reap advantage to himself. He may, out of interest, as well as conviction, cry up that for sacred; which if once trampled on and profaned, he himself cannot be safe nor secure. — Cf. Book II, chap. xx, § 2. - Mais Locke ajoute aussitôt que ces observations n'enlèvent rien « au caractère d'obligation morale et éternelle que ces règles présentent évidemment ».

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8. C'est seulement en 1695 que Locke annonce à Molyneux dans une lettre privée, quelques additions « relatives à la connexion des idées, qui n'a point, que je sache, été jusqu'à présent considérée, et qui a, je le soupçonne, une influence plus grande sur nos esprits, que l'on n'y prend garde habituellement ». C'est effectivement dans sa quatrième édition de l'Essai, parue en 1700, que se rencontre, pour la première fois, dans le titre d'un chapitre (Book II, chap. xxxIII,), le terme d'« association des idées ». Locke est donc bien l'inventeur de l'expression; mais la doctrine était plus définie et plus compréhensive chez Hobbes. Quelques-unes de nos idées ont une correspondance et une connexion naturelles l'une avec l'autre. Mais, à côté de cette connexion naturelle, « il y a, nous dit Locke, une autre connexion des idées, qui est entièrement due au hasard et à la coutume; des idées qui ne sont en elles-mêmes nullement apparentées, viennent à être si unies dans les esprits de certains, qu'il est très difficile de les séparer; elles restent toujours en compagnie et l'une ne pénétre pas plus tôt dans l'entendement que son associée apparaît avec elle, et, si elles sont plus de deux à être ainsi unies, toute la suite (gang), toujours inséparable, apparaît ensemble ». Bref, Locke ne se sert du principe de l'association des idées que pour expliquer la tenacité de certaines erreurs.

9. An Essay on the Origin of Evil, by Dr. William King, late Archbishop of Dublin. Translated from the Latin, with notes; and a dissertation concerning the Principle and Criterion of Virtue and the Origin of the Passions, by Edmund Law, M.A. Fellow of Christ College in Cambridge, London, 1730; 2d ed., 1732 (le nom de Gay ne paraît pas dans le titre).

10. Selon Gay, « notre approbation de la moralité et toutes les affections sans exception, se réduisent finalement à des indications de la raison rela

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