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Smith, le principe de l'identité naturelle des intérêts. Mais la forme primitive et originale que revêt, dans sa doctrine, le principe de l'utilité, c'est le principe de l'identification artificielle des intérêts.(Bentham s'adresse au législateur, pour résoudre, par l'application bien réglée des peines, le grand problème de la morale, pour identifier l'intérêt de l'individu avec l'intérêt de la collectivité;) son premier grand ouvrage est une <«< introduction aux principes » non seulement << de la morale », mais encore et surtout « de la législation ».

N'est-ce pas ainsi que vient de procéder le philosophe français Helvétius, dans son livre fameux « De l'Esprit » ? Et, si oublié que soit aujourd'hui cet ouvrage, est-il possible d'exagérer l'influence qu'il exerça, dans toute l'Europe, au moment de son apparition 50? Influence particulièrement profonde et durable en Angleterre, et que Bentham éprouva l'un des premiers: aussi bien Helvétius ne se donne-t-il pas pour un disciple de Hume? et le public anglais ne retrouve-t-il pas, dans les écrits du philosophe français, les idées, en quelque sorte dépaysées, de ses philosophes nationaux 60? Les temps ne sont plus, d'ailleurs, où Voltaire et Montesquieu allaient prendre en Angleterre des leçons de philosophie et de politique. Maintenant, le phénomène inverse se produit; les « libres penseurs » anglais, tombés en discrédit dans leur propre pays, ont fait école en France, où les Anglais vont renouer la tradition rompue. C'est le temps où l'usage s'établit, pour les jeunes gens de

grande famille, d'achever leur éducation par un voyage en France. Le père de Jérémie Bentham n'est qu'un riche bourgeois; mais il sait et aime le français, et rédige son journal quotidien dans une sorte de français bizarre, mêlé de mots anglais et d'anglicismes. Il confie son fils, qui, âgé de six ans, sait déjà le latin et le grec, à un précepteur français, sous la direction duquel Jérémie passe, rapidement, des « Contes >> de Perrault aux << Contes» de Voltaire et découvre déjà, si nous en croyons ses déclarations, dans un passage du « Télémaque », les premières lueurs du principe de l'utilité 1. Puis Bentham entre, en 1755, à l'école de Westminster, et, en 1760 (il est âgé de douze ans seulement: on le dispense de prêter serment tant il est jeune) à l'Université d'Oxford 62; bachelier ès arts en 1763, il va s'inscrire comme étudiant à Lincoln's Inn, puis revient entendre à Oxford les leçons du fameux professeur de droit Blackstone. Mais ni les milieux où il a grandi ni les maîtres qu'il a écoutés ne semblent avoir agi sur lui, si ce n'est par répulsion. Les influences profondes qu'il subit vers cette époque sont françaises. En 1770, il fait le voyage de Paris 63. Un peu plus tard, il se met à correspondre en français avec son frère 4. Il lit Voltaire, dont il traduit un des contes en anglais 65; Montesquieu, qu'il apprécie médiocrement; Maupertuis, auquel il emprunte certaines formules de son calcul moral 67; Chastellux, dont il goûte le traité « de la Félicité Publique », et avec qui il entre en relations 68. Surtout, c'est en 1769 qu'il a lu Helvétius, et découvert sa

vocation. Un problème avait tourmenté son enfance: il comprenait mal le sens du mot génie. Il en trouve, chez Helvétius, le sens étymologique: génie vient de gigno, et veut dire invention. Quel est donc son génie ? Et, d'autre part, de toutes les formes du génie, quelle est la plus utile? Helvétius lui répond le génie de la législation. Mais a-t-il le génie de la législation? << D'une voix tremblante », il se répond à lui-même « oui 69». Son ambition, il l'avoue, quelques années plus tard, aux premières lignes d'un de ses ouvrages manuscrits « Ce que Bacon fut pour le monde physique, Helvétius le fut pour le monde moral. Le monde moral a eu son Bacon; mais son Newton est encore à venir 7».

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Helvétius, à l'exemple de Hume, veut « traiter la morale comme toutes les autres sciences et faire une morale comme une physique expérimentale». Il assigne pour principe à la morale « l'intérêt public, c'est-à-dire celui du plus grand nombre »; et c'est dans « la pratique des actions utiles au plus grand nombre » qu'il fait consister la justice 72. L'intérêt est l'unique dispensateur de l'estime et du mépris attachés aux actions et aux idées: voilà la thèse fondamentale de son livre. - Aux idées. Pourquoi établissons-nous une hiérarchie entre les sciences? Ce n'est pas en raison des caractères intrinsèques qu'elles présentent, de leur plus ou moins de complexité ou de difficulté. La science des échecs est peut-être aussi complexe que les mathématiques abstraites; mais elle est moins utile et, par suite, moins estimée: c'est en proportion de leur utilité que nous esti

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mons les divers ordres de connaissance 73. Principe que Bentham reprendra pour l'appliquer, dans sa « Chrestomathie », à un essai de classification des sciences. Aux actions. « Si l'univers physique est soumis aux lois du mouvement, l'univers moral ne l'est pas moins à celles de l'intérêt »; et, si l'intérêt personnel est l'unique et universel appréciateur du mérite des actions des hommes, la probité, par rapport à un particulier, n'est, conformément à sa définition, que « l'habitude des actions personnellement utiles à ce particulier 74 ». Par rapport à un particulier, soit; mais par rapport à la société? C'est toujours le même problème qui se pose; et Helvétius y répond en se ralliant au principe de l'identification artificielle des intérêts.

Il réfute la théorie des climats, développée par Montesquieu dans son « Esprit des Lois » 75. Au déterminisme physique et en quelque sorte géographique de Montesquieu, Helvétius oppose un déterminisme moral; (l'homme est moins le produit des circonstances géographiques que des circonstances sociales, de l'éducation au sens le plus large du mot): « c'est uniquement, nous dit-il, dans le moral qu'on doit chercher la véritable cause de l'inégalité des esprits 76». La conséquence de cette théorie, c'est que l'homme est muni, grâce à la connaissance qu'il acquiert des lois de la nature humaine, d'un pouvoir illimité de transformer ou de réformer l'homme. C'est la théorie que reprendront, au commencement du XIXe siècle, les éducateurs comme James Mill, disciple de Bentham, ou comme Robert

Owen, disciple de Godwin : par l'éducation, on enseigne aux individus à identifier leur intérêt avec l'intérêt général. Or Bentham et Godwin sont deux disciples d'Helvétius. Du moment que toutes les inégalités entre individus proviennent de causes morales, il en doit être de même de l'inégalité des sexes. Elle est due à des causes sociales et modifiables, non physiologiques et immuables 77. Helvétius est féministe. Or c'est Mary Wollstonecraft, femme de Godwin, qui fondera, en 1792, le féminisme anglais avec son « Apologie des Droits de la Femme » ; et, aux approches de 1832, la plupart des radicaux utilitaires, Bentham en tête, seront, eux aussi, féministes. On aperçoit sous quelle influence Bentham a conçu l'espoir de constituer une science exacte de la morale, lorsqu'on voit Helvétius déclarer qu'il existe un art pédagogique, un art d'inspirer et de régler les passions, dont les principes sont «< aussi certains que ceux de la géométrie 78 ».

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Helvétius demande, d'ailleurs, qu'on entende le mot <«< éducation »> au sens le plus large « chacun, si je l'ose dire, a pour précepteurs, et la forme du gouvernement sous lequel il vit, et ses amis et ses maîtresses, et les gens dont il est entouré, et ses lectures, et enfin le hasard, c'est-à-dire une infinité d'événements dont notre ignorance ne nous permet pas d'apercevoir l'enchaînement et les causes 79». Le législateur est donc un pédagogue, un moraliste : la morale et la législation ne font «qu'une seule et même science 80 ». C'est uniquement par de bonnes lois qu'on peut former des hommes

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