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son universalité, la société a le plus à craindre », c'est la passion « qui correspond au motif de l'intérêt pécuniaire »Le but que poursuit Bentham, d'accord avec tous les philosophes de l'utilité, c'est de fonder la morale comme science exacte. Il cherche donc à isoler dans l'âme humaine, le sentiment qui paraisse le mieux se prêter à la mesure.) Or, le sentiment de sympathie paraît, moins que tout autre, satisfaire à cette condition: comment dire, sans absurdité, que le sentiment de sympathie varie, selon une loi quelconque, en raison du nombre de ses objets? Au contraire, les sentiments égoïstes admettent, mieux que tous les autres, un équivalent objectif. La crainte d'une douleur se laisse, avec quelque précision, évaluer et comparer à d'autres craintes, lorsque les douleurs considérées sont des douleurs proprement égoïstes, lorsqu'il s'agit, par exemple, de la crainte d'une amende déterminée :(c'est pourquoi l'idée d'appliquer le principe de l'utilité à la théorie du droit pénal semble s'être présentée la première à l'esprit de Bentham. Une espérance se laisse, avec quelque précision, évaluer et comparer à d'autres espérances, lorsque les plaisirs espérés sont d'ordre égoïste, lorsqu'il s'agit, par exemple, de l'espérance de recevoir un nombre déterminé de pièces de monnaie égales entre elles:(c'est pourquoi l'économie politique, la dogmatique de l'égoïsme », constitue peut-être la plus fameuse des applications du principe de l'utilité.) Mais, alors même que l'on admet la prédominance des mobiles égoïstes, le principe de l'utilité peut être,

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et a été effectivement interprété de deux manières distinctes, qui donnent naissance, en face de la thèse de la fusion des intérêts, à deux thèses nouvelles.

On peut raisonner d'abord de la façon suivante : puisqu'il est reconnu que les mobiles égoïstes sont prédominants dans la nature humaine et que, d'ailleurs, l'espèce humaine vit et subsiste, il faut admettre que les égoïsmes s'harmonisent d'eux-mêmes et produisent mécaniquement le bien de l'espèce. Bentham ira même plus loin et tirera argument de la persistance de l'espèce humaine pour démontrer la prédominance des mobiles égoïstes l'humanité pourrait-elle subsister un seul instant, si chaque individu était occupé à promouvoir l'intérêt de son prochain, au détriment de son intérêt propre ? Thèse qui présente un caractère éminemment paradoxal, qui est appelée cependant à faire fortune on peut l'appeler la thèse de l'identité naturelle des intérêts.

Mandeville, dans sa « Fable des Abeilles », parue en 1723, avait développé cette théorie que les vices des individus sont à l'avantage du public private vices, public benefits. Il s'était flatté de démontrer « que ni les qualités qui forment les liaisons d'amitié, ni les affections naturelles à l'homme, ni les vertus réelles qu'il est capable d'acquérir par la raison, ni le renoncement à soi-même, ne sont le fondement de la société. C'est ce que nous appelons Mal dans le monde soit moral, soit physique, qui est le grand principe pour nous rendre des créatures sociables 50 ». Mais qu'est-ce que

Mandeville appelle le mal, ou le vice? Est-ce l'égoïsme? Pourquoi, si l'égoïsme est utile au public, et si, d'autre part, on convient d'appeler vertueuses chez les individus les qualités utiles au public, persister à appeler l'égoïsme un vice ? C'est la critique que vont adresser à Mandeville tous les moralistes qui se rattachent à la tradition utilitaire, depuis Hume et Brown jusqu'à Godwin et Malthus 2. Si Mandeville avait commencé par reviser la terminologie courante, fondée sur les notions d'une morale erronée et confuse, il aurait découvert la thèse de l'identité des intérêts, travaillé au progrès de la science morale, au lieu de procéder en littérateur, faiseur de paradoxes. (Car l'économie politique utilitaire repose tout entière, à partir d'Adam Smith, sur la thèse de l'identité naturelle des intérêts. Par le mécanisme de l'échange et la division du travail, les individus, sans le vouloir, sans le savoir, en poursuivant chacun son intérêt propre, travaillent à réaliser, d'une manière immédiate, l'intérêt général.) Peut-être Adam Smith, qui fonde sa morale sur le principe de la sympathie, serait-il disposé à admettre que la thèse de l'identité naturelle des intérêts, vraie en économie politique, est fausse en morale. On voit cependant combien il sera tentant, pour les théoriciens du système égoïste, d'accaparer une thèse qui semble justifier leur doctrine.

On peut, d'ailleurs, fort bien tenir pour paradoxale la thèse suivant laquelle les égoïsmes s'harmonisent d'une manière immédiate, et, sans abandonner la thèse

de l'identité naturelle des intérêts, s'acommoder de la doctrine plus modérée, développée par Hartley, selon laquelle l'identification des intérêts s'opère d'une façon nécessaire sans doute, mais seulement progressive et graduelle. La grande préoccupation de Hartley est de démontrer la coïncidence du mécanisme de l'association avec l'optimisme chrétien, qui se fonde sur des considérations de finalité 53. Après avoir établi d'abord, en pur langage benthamique, que tous les plaisirs, qui nous paraissent irréductibles et spécifiquement différents, ne diffèrent, en réalité, que par le degré de leur complication, et sont tous des collections d'éléments simples, diversement associés, Hartley pense pouvoir rendre compte, par le seul mécanisme de l'association, de la formation de tous les sentiments, sympathiques aussi bien qu'égoïstes, et démontrer, en outre, que la quantité de plaisir tend, selon une progression mathématique, à prévaloir sur la quantité de peine. « Ainsi l'association des idées convertira un état, où le plaisir et la peine seront perçus alternativement, en un état où le pur plaisir sera seul perçu; ou du moins fera, pour les êtres qui en subiront l'influence à un degré indéfini, «la distance qui les rapproche de cet état plus petite que toute quantité finie ». C'est, nous dit Hartley en propres termes, la promesse du paradis reconquis: « l'association tend à nous rendre tous finalement semblables, de sorte que, si l'un est heureux, tous doivent l'être 56 »Priestley emprunte la théorie à Hartley, la dégage des éléments théologiques qui, chez celui-ci,

la compliquent 57. Elle devient la théorie du progrès indéfini. Nous en verrons les destinées.

Mais on peut raisonner encore autrement: on peut admettre toujours que les individus sont principalement, ou même exclusivement, égoïstes, et nier cependant l'harmonie, soit immédiate, soit seulement progressive des égoïsmes. On déclare alors que, dans l'intérêt des individus, il faut identifier l'intérêt de l'individu avec l'intérêt général, et qu'il appartient au législateur d'opérer cette identification: et c'est ce qu'on peut appeler le principe de l'identification artificielle des intérêts. Hume, après avoir approuvé la maxime des écrivains politiques, suivant laquelle tout homme doit être, en principe, tenu pour une canaille (every man should be held a knave), conclut, de ce principe une fois posé, que l'art de la politique consiste à gouverner les individus par leurs intérêts, à imaginer des artifices tels qu'en dépit de leur avarice et de leur ambition ils coopèrent au bien public. Si l'on ne procède pas ainsi en politique, c'est en vain que l'on se vantera de posséder les avantages d'une bonne constitution; on trouvera, en définitive, que l'on n'a pas de garantie autre, pour ses libertés et ses biens, que la bienveillance de ses maîtres, ce qui revient à dire que l'on n'aura aucune garantie 58. Or, c'est sous cette dernière forme que Bentham adopte d'abord le principe de l'utilité. Il pourra bien appliquer, accidentellement, le principe de la fusion des intrêts. Il pourra bien, en matière d'économie politique, adopter, avec les idées d'Adam

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