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où elle paraît conforme à l'intérêt social. Mais, précisément parce qu'il prétend se conformer à une méthode purement expérimentale, Hume ne pense pas que la tâche du philosophe moral soit de donner des ordres. Il cherche ce qui est; c'est par une étrange pétition de principe que la plupart des moralistes, après avoir procédé de même, se trouvent tout à coup occupés à définir ce qui doit être 35. Or, s'il faut voir ici une pétition de principe, l'objection porte contre Bentham; car l'idée maîtresse de Bentham, ce sera précisément d'avoir découvert, dans le principe de l'utilité, un commandement pratique en même temps qu'une loi scientifique, une proposition qui nous enseigne indivisiblement ce qui est et ce qui doit être 36. La raison, selon Hume, est essentiellement inactive. Faite uniquement pour comparer des idées, elle est impuissante à distinguer le bien et le mal dans l'action. Le jugement moral se fonde non sur une idée, mais sur une impression, un « sentiment » : analyser ce sentiment, dire quel est, en fait, le sentiment moral, telle est la tâche du moraliste 37. C'est une chose caractéristique, quoique aussi bien Bentham n'emploie pas les mots de raison et de sentiment tout à fait au même sens où Hume les employait, que, dans son « Introduction aux Principes de Morale et de Législation », il se propose explicitement de soustraire la morale à la domination du sentiment, pour y faire régner la raison 3*

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Mais, d'autre part, il est intéressant de remarquer que, dans les écrits de Hume, précisément parce que si

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pensée est complexe et se défie des solutions simples, on trouve à l'état naissant les diverses interprétations qui peuvent être proposées, et vont effectivement être proposées, du principe de l'utilité. (Que le plaisir soit la fin des actions humaines, cela est conforme à la thèse générale que soutient Hume. « Demandez à un homme pourquoi il prend de l'exercice, il répondra, parce qu'il désire conserver sa santé; si vous demandez, alors, pourquoi il désire la santé, il répondra sans hésiter, parce que la maladie est pénible. Si vous poussez plus loin votre enquête, et demandez à savoir pour quelle raison il hait la peine, il est impossible qu'il vous en donne jamais une. C'est là une fin dernière, et qui n'est jamais rapportée à un autre objet 39 ». Mais ce qui est agréable pour moi n'est pas nécessairement agréable pour mon prochain; ni ce qui est pénible pour moi, pénible pour lui. Si l'objet naturel de mes désirs, c'est mon plaisir, si l'objet naturel de mes aversions, c'est ma douleur, comment concevoir que le sens moral, qui m'inspire de poursuivre l'utilité générale, et non mon intérêt privé, fasse partie de ma nature?) Trois réponses sont possibles à cette question; toutes se rencontrent chez Hume; elles constituent trois doctrines logiquement distinctes, et peut-être contradictoires entre elles; il n'en est pas une, cependant, qui, sous une forme plus ou moins explicite, ne soit présente dans toute doctrine de l'utilité.

On peut admettre, d'abord, que l'identification de l'intérêt privé et de l'intérêt général se fait spontané

ment, à l'intérieur de chaque conscience individuelle, par le fait du sentiment de sympathie qui nous intéresse immédiatement au bonheur de notre prochain : et c'est ce qu'on peut appeler le principe de la fusion des intérêts. Le principe de la sympathie apparaissant ainsi comme une forme spéciale du principe de l'utilité, les moralistes du XVIIIe siècle qui font la théorie du <«< sens moral » peuvent être considérés souvent déjà comme des utilitaires » ; et c'est ce que confirme l'examen de leurs ouvrages. Tel est le sens des observations présentées par John Brown, dans l'essai, paru en 1751, où il discute le traité de lord Shaftesbury 40: chez Shaftesbury, selon les judicieuses observations de Brown, un langage idéaliste continue à être employé, comme par un phénomène de survivance linguistique, pour exprimer des idées d'utilité que les Platoniciens n'avaient pas prévues. L'évolution est plus sensible avec Hutcheson, professeur de philosophie morale à Glasgow, précurseur de Hume, maître d'Adam Smith, et par l'intermédiaire de qui, selon une conjecture au moins plausible, Hume et Adam Smith auraient été mis en rapports directs". Avant Hume, il réclame l'introduction en morale de la méthode newtonienne 12. Avant Bentham, il définit « la rectitude et la bonté des actions >> comme « consistant dans leur tendance au bonheur universel, ou comme découlant du désir de ce bonheur13». Il emploie déjà la formule que Bentham rendra classique. « Le mal moral ou vice (d'une action donnée) est, nous dit-il, comme le degré de misère et

le nombre de ceux qui souffrent ; (de sorte que la meilleure action est celle qui procure le plus grand bonheur des plus grands nombres»); et tel chapitre de sa « Philosophie morale » renferme certains éléments de ce que, dans l'école de Bentham, on appellera l'arithmétique morale". Hume, enfin, tient le système égoïste pour un produit de ce besoin exagéré de simplification théorique, qui finit par compliquer les explications, et que la méthode expérimentale condamine. plus encore en morale qu'en physique. Il n'admet pas qu'on établisse une contradiction entre les sentiments égoïstes et sociaux): ces sentiments ne sont pas plus opposés entre eux que l'égoïsme et l'ambition, l'égoïsme et l'esprit vindicatif, l'égoïsme et la vanité; les sentiments sociaux ne sont-ils pas, bien au contraire, nécessaires pour donner une matière à la forme vide de notre égoïsme ?(Le principe de la sympathie apparaît alors comme une conséquence nécessaire du principe de l'utilité une fois admis car c'est seulement par sympathie que le bonheur d'un étranger nous affecte.) Nous verrons, par la suite, que la morale de l'utilité ne saura jamais se débarrasser complètement, en dépit de tous les efforts, du principe de la fusion sympathique des intérêts. Bentham, dans son « Introduction », fait place aux plaisirs de la sympathie, qu'il appelle encore la bienveillance ou le bon vouloir, et admet que les individus peuvent être liés entre eux par la sympathie aussi bien que par l'intérêt ".

Mais une tendance très différente se révèle, dans le

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développement de la philosophie morale en Angleterre, avant Bentham. Que l'égoïsme soit, sinon le penchant exclusif, tout au moins le penchant prédominant, de la nature humaine, c'est une idée qui gagne du terrain, chez les moralistes anglais du XVIIIe siècle. Hume accorde que la maxime peut être fausse en fait, mais il insiste avec force sur cette idée qu'elle est vraie en politique.) Car, d'une part, le sentiment d'honneur, s'il agit parfois sur les individus isolés, cesse d'agir sur les individus, dès qu'ils sont considérés comme appartenant à un parti un homme n'est-il pas sûr d'obtenir l'approbation de son parti, pour tout ce qui sert l'intérêt commun? De plus, toute assemblée prend ses décisions à la majorité des voix il suffira donc que le mobile égoïste influence seulement la majorité (comme ce sera toujours le cas), pour que l'assemblée tout entière obéisse aux séductions de cet intérêt particulier, et agisse comme si elle ne contenait pas un seul membre qui se préoccupe de la prospérité et de la liberté publiques 7. Mais constituer la politique comme une science expérimentale et objective, n'est-ce pas la préoccupation dominante de tous les moralistes de l'utilité? Aussi conçoit-on que Bentham tende à admettre, comme Hume, et en faisant moins de réserves que lui, l'influence, sinon exclusive, au moins prédominante, de l'égoïsme sur les actions humaines plus étroitement encore, il déclare que « de toutes les passions, celle qui est le plus accessible au calcul, et des excès de laquelle, en raison de sa force, de sa constance et de

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