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ADAM SMITH ET BENTHAM

« Je ne me souviens pas, écrit Bentham dans la lettre à Adam Smith qui sert de conclusion à sa « Défense de l'Usure », quel dialecticien grec, s'étant mis à l'école d'un professeur de renom pour apprendre ce qui recevait alors le nom de sagesse, choisit, pour thème du premier écrit par lequel il fit l'épreuve de son talent, une attaque dirigée contre son maître ». Bentham procède de même; mais il ne veut pas être ingrat. Au lieu de déclarer, au moment où il se prépare à réfuter Adam Smith, qu'il ne lui doit rien, il professe qu'il lui doit tout. « Si j'avais le bonheur de remporter sur vous l'avantage, ce serait donc avec des armes dont vous-même m'avez enseigné l'usage, que vous-même m'avez mises entre les mains; car, puisque c'est vous qui avez défini les grands critériums dont on peut se servir pour distinguer le vrai du faux en ces

matières, je ne connais qu'un seul moyen pour vous convaincre d'erreur ou d'inadvertance, et c'est de recueillir de votre propre bouche des paroles pour vous condamner1». Le principe que Bentham applique à défendre, sans réserves, la liberté du prêt à intérêt, c'est effectivement l'idée maîtresse de la « Richesse des Nations », la thèse du libéralisme commercial et industriel. Puisque, dès maintenant, Bentham se donne, en économie politique, non pour un inventeur, mais pour un disciple intransigeant d'Adam Smith, puisque, d'ailleurs, la doctrine d'Adam Smith, après une évolution de quarante années, est appelée à venir s'incorporer au« radicalisme philosophique », il est nécessaire de définir cette idée fondamentale, comme aussi le lien par où elle se rattache au principe général de l'utilité.

La thèse fondamentale, dont toutes les autres thèses, chez Adam Smith, sont les corollaires, nous en avons donné déjà la formule, et défini l'origine : c'est la thèse de l'identité naturelle des intérêts, ou, si l'on veut, de l'harmonie spontanée des égoïsmes. Parfois, sans doute, Adam Smith recourt au principe de l'identification artificielle des intérêts: il impose, par exemple, à l'État «<le devoir d'ériger et d'entretenir certains travaux publics et certaines institutions publiques, qu'un individu ou un petit nombre d'individus ne pourront jamais avoir intérêt à ériger et à entretenir, parce que le profit n'équivaudrait jamais aux dépenses effectuées, tandis qu'il pourrait être beaucoup plus qu'é

quivalent aux dépenses faites par une grande société »2. On ne trouvera pas davantage, chez Adam Smith, une négation explicite du principe de la fusion des intérêts: aussi bien n'est-ce pas sur la notion de sympathie que repose sa morale tout entière ? Et qu'on n'aille pas supposer une transformation de sa pensée, entre le moment où il écrivit les « Sentiments Moraux et celui où il écrivit la « Richesse des Nations », puisque, dans son cours de Glasgow, qui est de 1763 3, il recourt alternativement, selon la matière enseignée, à l'hypothèse de l'égoïsme universel pour expliquer le mécanisme de l'échange 1, et à l'hypothèse de la sympathie, pour expliquer soit l'origine des gouvernements, soit encore l'origine de la notion de peine légale 5. Il reste qu'Adam Smith, dans la mesure où il s'attache à l'étude de ce que nous appellerions aujourd'hui les phénomènes économiques, considère l'homme comme exclusivement, ou, du moins, fondamentalement égoïste. « Le principe qui pousse à économiser, c'est le désir d'améliorer notre condition, un désir, qui, tout en présentant un caractère calme et exempt de passion, s'empare de nous dès le berceau, et ne nous quitte pas avant la tombe. Dans tout l'intervalle qui sépare ces deux instants, il y a peut-être à peine un seul instant où un homme soit assez parfaitement et complètement satisfait de sa situation pour ne pas former le désir d'un changement ou d'une amélioration quelconque », et « une augmentation de fortune est le moyen par lequel la plupart des hommes visent et aspirent à

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améliorer leur condition »6. Mais Adam Smith ne se borne pas à poser en principe que « tout individu fait continuellement effort pour découvrir l'emploi le plus avantageux de tout capital qu'il peut demander » et que « c'est à la vérité son propre avantage, et non celui de la société, qu'il a en vue », il ajoute que « l'étude de son propre avantage le conduit, naturellement ou plutôt nécessairement, à en préférer l'emploi qui sera socialement le plus avantageux »7. Si l'on persistait à vouloir appeler l'égoïsme un vice, il faudrait dire, avec Mandeville, que les « vices » des particuliers tendent à l'avantage du public. La doctrine économique d'Adam Smith, c'est la doctrine de Mandeville, exposée sous une forme non plus paradoxale et littéraire, mais rationnelle et scientifique; le principe de l'identité des intérêts n'est peut-être pas un principe vrai à l'exclusion de tous les autres, mais c'est un principe d'application constante générale sinon universelle - en matière d'économie politique.

Les passages abondent, dans la « Richesse des Nations », où Adam Smith se place à ce point de vue pour interpréter les événements historiques, pour montrer comment les passions égoïstes, amour du lucre, amour du luxe, dirigées par une « main invisible », concourent, nécessairement, et sans que la sagesse des législateurs y soit pour rien, à réaliser l'intérêt général, soit d'une société, soit de la civilisation tout entière. Mais toutes ces explications de détail reposent sur une théorie fondamentale, celle qu'Adam Smith

expose aux premières pages de son livre, la théorie, devenue classique, de la division du travail.

« Le travail annuel de chaque nation est le fonds qui lui fournit originellement tous les objets nécessaires et utiles à la vie qu'elle consomme annuellement, et qui consistent toujours, soit dans le produit immédiat de ce travail, soit dans ce qui s'achète, avec le produit en question, à d'autres nations. Donc, selon que ce produit, ou ce qu'on achète avec lui, comporte une proportion plus ou moins grande au nombre de ceux qui doivent le consommer, la nation sera plus ou moins bien fournie de tous les objets nécessaires ou utiles dont elle a besoin. » Or, la cause qui augmente la productivité du travail, et qui fait la différence entre une société barbare et une société civilisée, c'est la division du travail. La division du travail accroît la dextérité de chaque ouvrier pris en particulier, spécialisé dans une occupation unique. Elle est la cause, bien plus que l'effet, de la différence des aptitudes : elle entraîne une économie du temps qui, sans la division du travail, serait perdu à passer d'une occupation à une autre. Elle produit enfin l'invention des machines « qui facilitent et abrègent le travail, et permettent à un homme de faire le travail de plusieurs »1o. Sans doute Hutcheson, Hume, avaient déjà discerné l'importance de ce principe: mais il appartenait à Adam Smith d'y voir une démonstration du théorème de l'identité naturelle des intérêts, d'en mettre en évidence le lien logique avec le principe de l'utilité. La division du

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