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titude et durée. Ces quatre éléments, devenus partie intégrante de l'arithmétique morale créée par Bentham, et passés avec lui dans le domaine de la philosophie morale proprement dite, Bentham les a empruntés au « Traité des Délits et des Peines » 63. Du moment où l'intensité, la proximité, la certitude sont des éléments intégrants de la valeur, ou, ce qui revient au même, de la gravité d'une peine, on pourra, en considération de telles ou telles raisons subsidiaires, diminuer l'importance d'un élément, augmenter l'importance d'un autre, la gravité de la peine demeurera égale à elle-même, pourvu que l'augmentation opérée d'un côté compense la diminution opérée d'autre part, comme cela est nécessaire, si l'on veut que la peine conserve la même efficacité. C'est ce que Beccaria paraît ignorer : sentimentalement préoccupé, comme il paraît l'être, de diminuer la rigueur, c'est-à-dire l'intensité, il ne s'aperçoit pas qu'il admet constamment des aggravations des autres éléments quantitatifs de la peine, aggravations qui peuvent, en certains cas, compenser, et au delà, la diminution d'intensité des peines. De là tant de fautes de calcul que visiblement Bentham s'attache à corriger.

« Ce n'est point, écrit Beccaria, par la rigueur des supplices qu'on prévient le plus sûrement les crimes, c'est par la certitude de la punition; c'est par la vigilance du magistrat et par cette sévérité inflexible, qui n'est une vertu dans le juge qu'autant que la législation est douce » 4. Bentham, parti des mêmes données, raisonne autrement: le profit du délit l'emporte néces

sairement, sur le mal de la peine, en proximité et en certitude; donc, ce qui manque au mal de la peine, pour compenser le mal du délit, en proximité et en certitude, il faut le corriger en ajoutant à l'intensité de la peine. Or, si le raisonnement de Beccaria est plus « humanitaire » que celui de Bentham, certainement il est logiquement moins rigoureux. Il faut augmenter, nous dit Beccaria, dans l'infliction de la peine, le mal de la certitude, afin de diminuer le mal de l'intensité; et, d'autre part, il faut augmenter le mal de la proximité, afin de diminuer, du même coup, le mal de l'intensité et le mal de l'incertitude. C'est-à-dire que tour à tour l'incertitude est considérée comme un mal et comme un bien, suivant qu'il devient nécessaire de se placer à l'un ou à l'autre point de vue pour diminuer l'intensité de la peine. Mais l'intensité de la peine est un mal au même titre seulement que la certitude et la proximité; c'est une illusion du langage qui, seule, lui fait attribuer, en quelque sorte, une réalité plus grande. « Plus le châtiment sera prompt, écrit Beccaria, plus il suivra de près le crime qu'il punit, plus il sera juste et utile ». Juste, « parce qu'alors le criminel n'aura point à souffrir les cruels tourments de l'incertitude ». Et utile,« parce que moins il s'écoule de temps entre l'action et le supplice qu'elle a mérité, plus s'unissent dans l'esprit, d'une manière ineffaçable, ces deux idées: crime et châtiment » 65. Les deux épithètes « juste » et utile» sont mal choisies. Car « juste », dans l'esprit de Beccaria, paraît signifier << doux », productif d'une

moins grande somme de peine; « utile » signifie « efficace », productif d'une plus grande somme de peine. La promptitude dans l'application de la peine aurait donc ce résultat contradictoire d'atténuer et d'aggraver la peine en même temps.

La durée est encore un élément de l'arithmétique morale: Beccaria en introduit la considération dans la discussion de la peine de mort. Il condamne la peine de mort, d'abord, parce qu'il la considère comme le maximum de la peine, la perte du «plus grand des biens»«<les instants de malheur répandus sur tout le cours de la vie ne sauraient, pense-t-il, être comparés au moment affreux du dernier supplice, que par le spectateur qui en calcule la durée et la totalité, et non par le coupable, que ses maux présents distraient de la pensée de ses peines à venir 66 ». Mais il la condamne, immédiatement après, sous prétexte que « les peines effraient moins l'humanité par leur rigueur momentanée que par leur durée ». Or, si elles effraient moins, c'est qu'elles sont moins graves, c'est qu'au total leur valeur est moins grande; la peine de mort. est moins grave que l'emprisonnement perpétuel 67. Une illusion << sentimentale» a faussé les calculs de Beccaria; et le résultat d'une faute de calcul est qu'il aggrave les peines en croyant les atténuer. Bentham évite de commettre cette faute de logique. S'il critique la peine de mort, ce n'est point parce qu'elle est très rigoureuse, c'est, par exemple, parce que, le prix de la vie n'étant pas le même pour tous les individus, elle n'est pas

égale, et aussi parce qu'elle n'est pas rémissible. Sans doute, il semble qu'il commette le même sophisme que Beccaria, dans l'endroit où il traite de la peine de l'emprisonnement. « Rendez, dit-il, la peine plus sévère pour la rendre plus courte; la somme totale en sera moindre. Au lieu d'affaiblir les sensations pénibles en les dispersant sur la longue durée d'un emprisonnement mitigé, vous augmentez considérablement leur effet, en les réunissant sur le court espace d'un emprisonnement rigoureux. La même quantité de peine ira donc beaucoup plus loin de cette manière que de l'autre 69. » Encore faut-il songer que la peine coûte non seulement à celui qui la subit, mais à la société qui l'inflige, en proportion de sa durée. Mais Bentham ajoute aussitôt une seconde raison, pour lui décisive : l'infliction d'un régime pénitentiaire plus sévère et plus court évite la production, complètement inutile pour la prévention des délits, de ce qu'il appelle mal du troisième ordre les facultés de l'individu énervées, son industrie suspendue, son commerce passant en d'autres mains. «Tous ces maux contingents et éloignés, qui ne produisent aucun bon effet, ni pour lui ni pour l'exemple, seront épargnés en rendant la peine sévère

et courte ».

Sans doute, on ne saurait détacher Bentham du temps où il a vécu. Contemporain de Beccaria, de Servan, de Voltaire, il dénonce les mêmes abus, et finit par demander, avec eux, un « adoucissement » général des peines. Nulle part peut-être en Europe

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plus qu'en Angleterre la peine de mort n'est prodiguée cent ́soixante felonies capitales en 176570; plus encore en 1786 si nous en croyons Romilly "; entre février 1800 et avril 1801, cent exécutions pour crime de faux, si nous en croyons Bentham 72. - Blackstone lui-même, si conservateur, s'est ému de l'état où il trouve le droit pénal de son pays 73. Et, sans doute, Bentham s'en émeut également après avoir constaté que, dans l'infliction des peines, « le plus grand danger serait du côté de l'erreur en moins, parce que la peine serait inefficace », il admet que «l'erreur du côté plus est, au contraire, la pente naturelle de l'esprit humain et des législateurs, soit par l'antipathie qui porte à une sévérité outrée, soit par un défaut de compassion pour des hommes qu'on se représente comme dangereux et vils »; par suite, « c'est là qu'il faut porter les précautions >> 74. Pourtant, ce qui le choque dans le droit pénal anglais, c'est peut-être moins le gaspillage qui s'y trouve fait de la peine de mort que l'inefficacité d'un droit pénal trop sévère pour qu'on songe même à l'appliquer : l'infliction des peines, dès lors, au lieu d'être définie par la loi, en raison de considérations rationnelles, est livrée à l'arbitraire du juge. « La douceur du caractère national étant en contradiction avec les lois, ce sont les mœurs qui triomphent, ce sont les lois qui sont éludées: on multiplie les pardons, on ferme les yeux sur les délits, on se rend trop difficile sur les témoignages; et les jurés, pour éviter un excès de sévérité, tombent souvent dans un excès d'indulgence. De là résulte un

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