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mains des intéressés. Alors, plus est grande la disproportion entre les deux masses de richesses, moins il est probable qu'il existe une disproportion également grande entre les masses correspondantes de bonheur, et, inversement, plus la proportion actuelle approche de l'égalité, plus sera grande la masse totale de bonheur. Considère-t-on l'effet produit par une masse de richesse qui entre pour la première fois dans les mains d'un nouveau possesseur? Alors, entre co-partageants à fortunes égales, plus la distribution d'une portion de richesse laissera subsister cette égalité, plus grande sera la masse totale du bonheur; et, entre co-partageants à fortunes inégales, plus la distribution contribuera à les approcher de l'inégalité, plus grande sera la masse totale du bonheur. S'agit-il d'examiner l'effet produit par une masse de richesse qui sort des mains des intéressés ? Alors, à fortunes égales, plus sera grand le nombre de personnes entre lesquelles une perte donnée se trouve répartie, moins sera considérable la défalcation qui en résulte sur la masse totale du bonheur; et, à fortunes inégales, la défalcation en bonheur produite par une défalcation en richesse sera d'autant moindre que la distribution de la perte sera faite de manière à les rapprocher le plus possible de l'égalité. Enfin, est-ce qu'on se propose de déterminer l'effet d'une portion de richesse qui, pour passer dans les mains d'un individu à titre de gain, doit sortir des mains d'un autre à titre de perte? Alors, entre des compétiteurs à fortunes égales, ce qui sera gagné par

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l'un devant être perdu par l'autre, le mal de la perte l'emportera toujours sur l'avantage du gain; à fortunes inégales, si, d'une part, le perdant est le moins riche, le mal de la perte sera aggravé par l'inégalité 37 si, d'autre part, le perdant est le plus riche, le mai fait par l'atteinte portée à la sûreté sera compensé en partie par le bien proportionné au progrès fait vers l'égalité 38. On voit, dans ce dernier cas, que le bien de l'égalité doit être mis en balance avec le bien de la sûreté; et, d'ailleurs, le bien de la sûreté reste toujours « prééminent » par rapport au bien de l'égalité. Car, sans égalité, on constate qu'il peut y avoir sûreté, mais, sans sûreté, on ne conçoit pas l'égalité, une fois établie, comme pouvant persister un seul instant. Comment concilier ces deux biens? Bentham, très circonspect et très conservateur en ces matières, se borne à suggérer deux méthodes.

L'une, toute négative, consiste à supprimer les obstacles qu'une législation mal conçue a mis à la libre circulation des richesses, et, par suite, à leur nivellement graduel 39. La loi anglaise, en particulier, met des entraves au pouvoir d'aliéner des biens-fonds, par le stratagème juridique des substitutions. Ces entraves, toutes négatives, doivent être supprimées. Car celui qui cherche à aliéner un fonds de terre prouve par là qu'il ne lui convient pas de le garder, qu'il lui est impossible de l'améliorer, que peut-être la nécessité s'impose à lui de le dégrader pour satisfaire à un besoin immédiat. Celui qui veut acheter

prouve, au contraire, par là, que certainement il n'a pas l'intention de le dégrader, que peut-être même il se propose d'en augmenter la valeur.

L'autre méthode, positive, résout, selon Bentham, le problème de distribuer plus équitablement la richesse, sans désappointer aucune attente. Le seul médiateur entre les intérêts contraires de l'égalité et de la sûreté, c'est le temps. « Voulez-vous suivre les conseils de l'égalité sans contrevenir à ceux de la sûreté, attendez l'époque naturelle qui met fin aux espérances et aux craintes, l'époque de la mort ». Alors, en effet, pendant un instant, la propriété se trouve sans propriétaire, le législateur peut en disposer sans blesser les attentes du propriétaire primitif, qui n'est plus, sans blesser, du moins au même degré, celles des héritiers et des légataires, qui ne sont pas encore propriétaires 4o. D'où la possibilité d'une série de mesures législatives, tendant à l'égalité sans léser la sûreté.

En matière d'expropriation, Bentham tient qu'il y a une condition indispensable, exigée par le principe de la sûreté, sans laquelle toute réforme est un plus grand abus que ceux qu'on prétend corriger, celle d'un dédommagement complet accordé à ceux dont on diminue les appointements ou dont on supprime les charges. La société trouve un bénéfice à accorder de telles indemnités : <«< car le mal du dédommagement s'arrête, pour la société, avec la vie des individus à qui l'indemnité est accordée; la société trouve un bénéfice légitime à la conversion de rentes perpétuelles en rentes viagères"1. »

C'est en vertu du même principe que, pour dissoudre les ordres monastiques et les couvents, il suffirait de défendre à ces sociétés de recevoir de nouveaux sujets. Elles disparaîtraient graduellement, et les individus ne souffriraient aucune privation 42.

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Mais c'est surtout en matière de testaments et de successions que la méthode préconisée par Bentham trouve à s'appliquer. Le législateur doit avoir trois objets en vue dans la loi des successions pourvoir à la subsistance de la génération naissante; prévenir les peines d'attente trompée; tendre à l'égalisation des fortunes. En matière de testaments, il limitera la liberté de tester, dans la mesure où cette limitation ne sera pas un encouragement excessif à la dissipation. En matière de successions, il établira le partage égal entre les enfants 43, et, à défaut d'ascendants et de descendants immédiats et de leurs descendants directs, l'application des biens au fisc, sous réserve, en vertu du principe posé ci-dessus, « d'en distribuer les intérêts, en forme de rente viagère, entre tous les parents en ligne ascendante à degré quelconque, à portions égales ». On peut objecter à cette disposition législative que « les collatéraux qui se trouvent exclus peuvent être dans le besoin », mais ce n'est pas directement sur le principe de l'utilité et de la considération des besoins que la doctrine de Bentham fonde le droit de propriété, c'est sur le principe de la sûreté et la considération des attentes; et les collatéraux en question «< ont pour ressource naturelle la propriété de leurs auteurs respectifs, et ils n'ont

pu asseoir leur attente et fixer leur plan de vie que sur cette base

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» .

La philosophie de l'utilité, qui se donne pour une · philosophie réaliste, s'oppose donc, en matière de droit civil, à la philosophie contractuelle, qui est comme nourrie de notions vagues et de fictions légales. Si, d'ailleurs, c'est à Helvétius et à Beccaria que Bentham emprunte, comme nous allons voir, sa théorie du droit pénal, la critique de la notion de contrat et la théorie du droit de propriété sont incontestablement empruntées à Hume. Or, nous avons distingué, chez Hume, deux tendances, l'une au naturalisme, l'autre au rationalisme : visiblement, c'est la première qui triomphe ici sur la seconde. Bentham affirme la « prééminence » du bien de la sûreté sur le bien de l'égalité. Que la sûreté soit un bien, cela présente l'évidence d'un axiome; que l'égalité soit un bien, cela doit être démontré mathématiquement, en remontant à d'autres axiomes. On pourrait même se demander si Bentham, en faisant de l'égalité un des buts dictincts de la loi civile, n'a pas obéi à une préoccupation d'ordre extrinsèque. C'est une de ses thèses que le principe sentimental est confus et vague, mais non pas radicalement faux comme le principe ascétique; généralement, il coïncide, dans ses conclusions, lorsqu'elles ont été convenablement analysées, avec le principe de l'utilité. Or, la notion d'équité est une notion courante en philosophie juridique : le problème, pour le philosophe de l'utilité, serait donc de

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