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<< titres », abstraite et trop juridique à son gré, préférant l'expression d'« événements investitifs >> ou « collatifs », qui ramène l'esprit à la réalité physique à laquelle s'attache le sentiment de l'attente et s'associe l'idée de propriété 29. A l'occupation correspond, chez Bentham, la possession actuelle, à la prescription, la possession ancienne de bonne foi (Bentham considère néanmoins comme correspondant plus exactement à la prescription la possession ancienne de bonne foi malgré titre contraire); à l'accession, les autres événements investitifs que Bentham prend soin d'énumérer dans le détail 30, Ces différentes « collations » de propriété sont utiles, nous dit Bentham, dans la mesure où elles encouragent le travail, et, par suite, avec l'accroissement de la richesse sociale, l'accroissement des chances de bonheur pour l'humanité; elles sont utiles surtout en ce qu'elles satisfont au sentiment de l'attente. La notion de l'attente était considérée déjà par Hume comme constituant le principal ingrédient de la notion complexe de justice. « L'expérience, écrivait-il, nous assure que le sens de l'intérêt est devenu commun à tous nos semblables, et nous donne confiance dans la régularité future de leur conduite; c'est seulement sur cette attente que se fondent notre modération et notre abstinence »; et il ajoutait que « la justice s'établit par une sorte de convention ou d'accord, c'est-à-dire par un sentiment d'intérêt, supposé commun à tous, et où chaque acte isolé est accompli dans l'attente que d'autres doivent accomplir le même acte » 31. « Il faut, écrit Bentham,

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que les vues des jurisconsultes aient été bien confuses, puisqu'ils n'ont jamais donné une attention particulière à un sentiment si fondamental dans la vie humaine. A peine ce mot d'attente se trouve-t-il dans leur vocabulaire. A peine trouverait-on dans leurs ouvrages un argument fondé sur ce principe. Ils l'ont suivi sans doute à beaucoup d'égards, mais ils l'ont suivi par instinct plus que par raison. S'ils avaient connu son extrême importance, ils n'auraient pas manqué de le nommer, de le signaler, au lieu de le laisser dans la foule »32. On se rend compte de la révolution que se propose d'opérer Bentham: il veut traduire les abstractions techniques de la langue du droit dans le langage réaliste de la nouvelle psychologie anglaise.

Mais, alors, qu'advient-il de l'opinion de Bentham selon laquelle le principe de l'utilité se distingue de tous les principes « arbitraires », en ce qu'il est un principe non de conservation, mais de réforme? Si, partis du principe de l'utilité, nous passons par l'intermédiaire du principe de la sûreté (ou, ce qui revient au même, du disappointment preventing principle), n'en viendrons-nous pas nécessairement à justifier, sans exception, sans critique, toutes les habitudes invétérées, toutes les croyances établies, en un mot tous les préjugés juridiques? « Il n'y a rien de plus diversifié que l'état de la propriété en Amérique, en Angleterre, en Hongrie, en Russie; généralement, dans le premier de ces pays, le cultivateur est propriétaire, dans le second il est fermier, dans le troisième attaché à la glèbe, dans le qua

trième esclave. Cependant, le principe suprême de la sûreté ordonne de conserver toutes ces distributions, quoique leur nature soit si différente et qu'elles ne produisent pas la même somme de bonheur 33. Et Ben» tham se fonde sur cette définition, essentiellement conservatrice, de la propriété et de la justice pour condamner, après Hobbes, l'éducation classique, qui nous accoutume, dans l'histoire de l'antiquité, à respecter <«< des actes publics d'injustice, atroces en eux-mêmes (abolition des dettes, partage des terres), toujours colorés sous des noms spécieux, toujours accompagnés par un éloge fastueux des vertus romaines » 34.

Cependant, nous avons vu que, parmi les quatre biens de la société civile, Bentham, à côté du bien de la sûreté, fait une place au bien de l'égalité; ce que, d'ailleurs, il entend par le mot d'égalité, pris absolument, ce n'est ni l'égalité politique ni l'égalité civile, c'est l'égalité «< dans un sens relatif à la distribution des propriétés ». La loi ne devra jamais créer une inégalité car, dans une société constituée pour assurer le plus grand bonheur du plus grand nombre, il n'y a pas de raison pour que la loi cherche à en donner plus à un individu qu'à un autre; et, d'autre part, l'avantage qui serait acquis d'un côté par la partie favorisée ne compenserait pas la perte éprouvée par tous ceux qui ne partagent pas la même faveur. Mais, dans une société où, déjà, les richesses se trouvent inégalement distribuées, il y a contradiction entre les prescriptions du principe de la sûreté et celles du principe de l'éga

lité. Quelles sont les raisons qui justifient, aux yeux de Bentham, la tendance à l'égalisation des fortunes? Que valent-elles lorsqu'on les oppose aux raisons tirées du principe conservateur de l'attente ? Comment concilier les unes avec les autres?

Le bien de l'égalité ne saurait être fondé, aux yeux de Bentham, comme il le serait aux yeux d'un philosophe spiritualiste, sur l'affirmation, par exemple, de l'indivisibilité de la personne humaine; il doit, si le principe de l'utilité est le principe unique de la morale, se déduire de ce principe. Bentham a tenté cette déduction, au moyen d'une série de propositions qu'il appelle des axiomes de pathologie mentale 35 et, parmi lesquels, on peut considérer comme fondamentaux les deux suivants, indépendants l'un par rapport à l'autre, et desquels tous les autres dépendent. Premier axiome : chaque portion de richesse a une portion correspondante de bonheur. Second axiome : l'excédent en bonheur du plus riche ne sera pas aussi grand que son excédent en richesse. Bentham reconnaît, d'ailleurs, le caractère approximatif, et presque conventionnel, de la première proposition et, pour justifier la seconde, fait appel au témoignage de l'expérience commune. Mais, peut-être une troisième proposition, que Bentham présente encore comme un axiome, permettraitelle à la fois et d'exprimer le premier axiome sous une forme plus précise, et de ramener le second axiome au premier. Bentham nous dit, effectivement, que la « défalcation d'une portion de richesse pro

duira dans la masse du bonheur de chaque individuune défalcation plus ou moins grande, en raison du rapport de la partie défalquée à la partie restante ». Or, ce que Bentham dit, dans cette proposition, d'un accroissement négatif, est également vrai d'un accroissement positif de la quantité de richesse. Mais alors nous pouvons dire, non plus seulement que chaque portion de richesse a une portion correspondante de bonheur, mais encore que l'accroissement de bonheur correspond, selon un rapport fixe, à l'accroissement de richesse. L'accroissement sera moins grand que l'accroissement de richesse, puisqu'il sera égal non pas à la quantité absolue de l'accroissement, mais au rapport de cette quantité à la quantité de richesse déjà acquise, rapport sans cesse diminuant : ce qui vérifie le second axiome 36. D'ailleurs, au-dessous d'un certain seuil, le rapport croît (positivement ou négativement) plus vite que ne l'exigerait la loi, il croit au delà de toute limite. Si en m'ôtant les trois quarts de ma fortune, vous entamez mon nécessaire physique, et qu'en m'ôtant la moitié, vous laissiez le nécessaire intact, la défalcation de bonheur ne sera pas simplement la moitié en sus, mais le double, le quadruple, le décuple : « on ne sait, dit Bentham, où s'arrêter ».

Il est facile de voir, par la discussion méthodique de tous les cas possibles, que de ces deux axiomes suivent des conséquences favorables à la thèse égalitaire. Se propose -t-on d'examiner, d'abord, l'effet d'une portion de richesse qui a toujours été dans les

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