Imagens das páginas
PDF
ePub

considérés comme ne constituant tous ensemble qu'un seul plaisir 143»: l'identité de la cause peut donc bien faire l'unité du phénomène complexe, mais non pas la simplicité. La simplicité consistera-t-elle donc dans l'irréductibilité du phénomène à l'analyse ? « Les peines et les plaisirs peuvent être désignés, nous dit Bentham, par la dénomination commune de perceptions intéressantes (interesting perceptions). Les perceptions intéressantes sont ou simples ou complexes. Les perceptions simples sont celles dont aucune ne peut être résolue en plusieurs ; les perceptions complexes sont celles qui sont résolubles en diverses perceptions simples » 144. Mais, s'il existe un nombre, petit ou grand, d'espèces simples de sensations, irréductibles entre elles, qu'advient-il de la possibilité d'un calcul des phénomènes de la sensibilité, d'une comparaison quantitative des plaisirs et des peines? Je sais, je suis capable de prévoir qu'un homme préférera une heure de travail à deux heures de travail, deux francs de salaire à un franc de salaire, mais je ne sais pas, si ce n'est par observation et pour un cas particulier, je ne puis prévoir d'une façon générale, si un homme préférera satisfaire sa faim, ou son besoin d'exercice, ou son besoin de dévoùment. La science de la nature implique la possibilité de réduire l'hétérogène à l'homogène, ou du moins de ramener les phénomènes hétérogènes à un mode commun de représentation par l'homogène. Est-ce que le goût de la classification ne fait pas tort, chez Bentham, à l'esprit d'analyse? En réalité, le goût de la classification

répond, chez Bentham, à une préoccupation très sérieuse et très scientifique, qui est, encore une fois, de mettre fin, en morale, à l'ère du subjectivisme, de fonder une morale objective.

Pour qui accepte le principe de l'utilité, les plaisirs et les peines qui résultent d'un acte en font la valeur. Sans doute, lorsqu'il s'agit d'apprécier une action, il n'est pas indifférent de savoir si, oui ou non, elle a été intentionnelle mais c'est dans la mesure où l'intention implique, chez l'agent, la conscience des conséquences de l'acte, et justifie, de la part du public, la crainte d'une récidive 145. Au contraire une opinion commune porte à croire que l'intention emprunte son caractère moral non pas aux conséquences de l'acte intentionnel, mais aux motifs qui l'ont inspiré. Or, le motif est toujours un plaisir ou une peine : un plaisir que l'on s'attend à voir continuer ou produire par l'acte en question, une peine que l'on s'attend à voir interrompre ou prévenir. Et le plaisir, pris en soi, est un bien, il est même le bien absolu; la peine, prise en soi, est un mal, elle est même le mal absolu. Il faut donc dire, contrairement à l'opinion commune, qu'il n'existe pas une espèce de motif qui soit en elle-même mauvaise 146. Mais, si cette proposition est vraie, l'étude scientifique des motifs devient délicate. Car, pour les étudier, nous sommes bien obligés de nous servir de mots; or, le langage courant est mal fait, et emploie, pour désigner les motifs, des mots auxquels s'attache inséparablement, selon une observation déjà faite par Hartley 147, une acception

favorable ou défavorable. « Si donc il s'astreint à parler le langage usuel, un homme peut difficilement éviter de tomber, en apparence, dans des contradictions perpétuelles. Ses propositions paraîtront, d'une part, contraires à la vérité: d'autre part, hostiles à l'utilité. En tant que paradoxes, elles exciteront le mépris; en tant que paradoxes malfaisants, l'indignation » 148. Ce fut le tort de Mandeville de vouloir exprimer de nouvelles idées morales dans un langage ancien 149. Le remède consiste à mettre de côté l'ancienne terminologie, à réformer le langage de la morale; et, puisque l'erreur fondamentale qui vicie le langage, c'est le sentimentalisme, qui attribue une valeur bonne ou mauvaise aux motifs pris en eux-mêmes, il faut renoncer à désigner les motifs par des termes sentimentaux ou passionnés, pour recourir à des termes neutres, n'impliquant aucune idée d'approbation ou de blâme, se borner à les connaître en les classant, d'après leurs conséquences, comme motifs sociaux (eux-mêmes distingués en purement sociaux et demisociaux), dissociaux, et personnels. Alors il sera devenu possible de parler de la morale non plus en littérateur et en satirique, mais en savant, avec impartialité et objectivité.

L'« Introduction aux Principes de la Morale et de la Législation » nous apparait donc maintenant comme le point d'aboutissement d'un long progrès intellectuel dont nous avons essayé très succinctement de marquer les étapes. Parmi les idées qu'énonce Bentham, et qui

se sont popularisées sous son nom, quelles sont celles dont on peut le tenir pour l'inventeur? Il est malaisé de répondre à cette question. Bentham n'a pas inventé l'arithmétique morale, dont on retrouve les éléments chez Maupertuis, chez Beccaria, chez Hartley, chez Hutcheson et jusque chez Hobbes. Il n'a pas inventé le principe de l'utilité, dont la formule est chez Hume. Il n'a pas inventé la formule du « plus grand bonheur du plus grand nombre », qui. se trouve chez Hutcheson, chez Beccaria, chez Priestley. Peu importe, d'ailleurs, chez quel penseur individuel, à quelle date définie, il a découvert les principes de sa philosophie: le plus simple et le plus vrai, c'est de dire qu'il les a empruntés au langage courant de la pensée contemporaine. Le propre des écrivains de l'école utilitaire, et, entre tous, de Bentham, ce sera d'être moins de grands inventeurs que de grands arrangeurs d'idées : n'est-ce pas grâce à ce génie de l'arrangement logique que, réduisant en formules la philosophie courante de leur pays et de leur siècle, ils réussiront à constituer une école, où se professera une doctrine collective ?

On peut aller plus loin: les principes élémentaires sur lesquels il fonde sa doctrine, Bentham en a-t-il compris la complexité et l'obscurité réelles, telles qu'elles ressortent pour nous, à présent, de l'étude de leur développement historique? A-t-il vu que le principe de l'association des idées et le principe de l'utilité lui-même comportent des interprétations diverses et peut-être contradictoires entre elles? Il ne le semble

pas: car tout l'effort de sa critique, Bentham le concentre, non sur des principes de métaphysique, mais sur les institutions établies, source de corruption et d'oppression. Il aime à croire qu'il a découvert, dans le principe de l'utilité, un principe positif et simple, sur lequel tous les hommes pourront s'entendre, en vue de réformer la société sur un plan systématique ; et cette croyance, une fois formée, fortifie en lui le goût de la simplification théorique, joint à la passion des réformes pratiques. Elle aide donc au succès futur de son école, elle fait de lui l'individu le plus représentatif d'un siècle qui vise à rendre la science à la fois plus simple et plus utile. Pour faire comprendre la portée, à la fois spéculative et pratique, de son œuvre, Bentham multiplie les analogies et les métaphores. Nouveau Lavoisier, il veut donner à la morale une nomenclature scientifique 150. Nouvel Aristote, il veut constituer cette logique de la volonté, qui existe au même titre que la logique de l'entendement 151. Ou bien, comparant indistinctement la nouvelle science morale à la médecine et à la mécanique, il veut fonder sur une pathologie scientifique une dynamique psychologique 152. Ce qui revient à achever l'œuvre poursuivie en commun, depuis le commencement du siècle, par tous les psychologues et tous les moralistes anglais : à fonder sur une psychologie scientifique une morale scientifique.

« AnteriorContinuar »