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l'utilitarisme, le radicalisme philosophique, peut se définir tout entier un newtonianisme, ou, si l'on veut, un essai de newtonianisme appliqué aux choses de la politique et de la morale.

Dans ce newtonianisme moral, deux principes tiennent la place du principe de l'attraction universelle. Ce sont le principe de l'association des idées et le principe de l'utilité. Or, quoique Locke soit universellement reconnu comme le précurseur du nouvel esprit, on ne rencontre cependant chez lui ni développement méthodique d'une morale de l'utilité, ni application universelle du principe de l'association 8; mais, en 1730, paraît, en tête de la réédition d'un ouvrage de philosophie, une « dissertation sur les principes et le critérium de la vertu et l'origine des passions », dont l'auteur, Gay, qui se donne, d'ailleurs, pour un disciple de Locke, peut être considéré comme ayant véritablement fondé la nouvelle philosophie, la morale de l'utilité et la psychologie de l'association. Assurément, la pensée de Gay contient encore un élément théologique Gay fait appel, en morale, à l'idée des récompenses et des peines éternelles. Mais, si on laisse de côté cet élément étranger à l'esprit de la doctrine et qui va en quelque sorte s'éliminer de lui-même, voici comment la philosophie de Gay peut se résumer. Tous les hommes cherchent le plaisir et fuient la peine; la recherche du plaisir est la loi nécessaire et normale, tout à la fois, de toute action humaine; les actes obligatoires sont ceux qui conduisent au bonheur 10. Or,

si l'on peut obtenir aisément que tous les hommes se mettent d'accord sur le but à poursuivre, ils cessent visiblement de s'accorder quant aux moyens à employer en vue d'atteindre cette fin nécessaire: c'est que l'idée du bonheur n'est pas liée, chez tous les individus, avec les mêmes idées, c'est, en d'autres termes, que les associations d'idées varient d'individu à individu; et ces variations individuelles sont soumises elles-mêmes à une loi que le moraliste doit connaître, s'il veut conduire les hommes au bonheur 11. Rien ne paraît, au premier abord, plus clair et plus simple à comprendre que cette tentative faite pour fonder une morale de l'utilité sur une psychologie de l'association. Il va nous suffire cependant de suivre le développement des deux principes nouveaux, à partir du traité de Gay jusqu'au moment où Bentham fonde sur eux sa doctrine sociale, pour en faire apparaître l'obscurité et la complexité réelles.

Considère-t-on d'abord le principe de l'association ? La doctrine associationiste a pour fondateur reconnu David Hartley, dont les « Observations sur l'Homme, sa constitution, son devoir et ses destinées 12 >>, paraissent en 1749. Sur certains points, peut-être ne prépare-t-il pas directement la future doctrine de l'utilité, en tant qu'elle doit rendre possible la constitution de sciences morales autonomes; il place, en effet, la morale et la politique sous la dépendance de l'idée religieuse, et l'on ne doit pas oublier que le but qu'il se propose, c'est de

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montrer, dans le mécanisme des lois de la nature, la justification de l'optimisme chrétien. Du moins veut-il fonder une « psychologie 13» (le mot ne se rencontre, croyons-nous, chez nul de ses prédécesseurs), théorie de l'intelligence humaine et de l'intelligence animale, branche de la «< philosophie naturelle », science qui présentera un caractère déductif, ou «< synthétique », aussitôt que les « lois générales » qui en gouvernent les « phénomènes » auront été découvertes par « analyse13 ». Hartley introduit, de la sorte, franchement en psychologie la méthode et la terminologie de Newton 4. Il simplifie, d'ailleurs, à l'extrême l'explication des faits, et ramène toutes les associations au type unique de l'association par contiguïté. Il combine sa théorie psychologique avec une théorie physiologique 15, dont l'idée première a été encore empruntée à Newton, et où les << vibrations en miniature » ou « vibratiuncules » prennent la place des « traces » cartésiennes : n'est-on pas en droit de considérer que ces préoccupations de physiologiste et de médecin ont peut-être contribué à former, chez Hartley, la conviction déterministe et la disposition à rendre compte scientifiquement du mécanisme des phénomènes mentaux? En 1774, Priestley, disciple de Locke, de Gay et de Hartley, lit l'« Enquête sur l'Esprit Humain » du docteur Reid, s'afflige de voir que la tentative de ses maîtres pour fonder une science positive des phénomènes de l'esprit humain risque d'avoir échoué, écrit tout un livre pour réfuter Reid, Oswald, Beattie 16, et annonce son intention de

rééditer, avec l'autorisation du fils de Hartley, les <«< Observations sur l'Homme ». Hartley lui-même avait admis que la partie psychologique et la partie physiologique de son livre n'étaient pas indissolublement liées l'une à l'autre 17: en 1775, Priestley publie « la Théorie de l'Esprit Humain de Hartley, fondée sur le principe de l'association des idées 18 », édition abrégée des « Observations » où il supprimé tout ce qui concerne la doctrine des vibrations, « afin, nous dit-il, de simplifier la doctrine et de faire de la doctrine de l'association le seul postulat, la seule chose prise pour accordée dans cet ouvrage 19 ». L'édition devient vite populaire, et fonde décidément la renommée de Hartley. Bentham y renvoie dans une note de son << Introduction aux Principes de Morale et de Législation 20 », où il explique l'influence de l'habitude par l'opération du principe de l'association des idées; il reconnaîtra, dans une autre occasion, avoir appris de Hartley à considérer le bonheur comme une somme de plaisirs simples, unis par association. Le succès du livre prouve que le public anglais ratifie le jugement porté par Priestley: « quelque chose a été fait sur le domaine du savoir par Descartes, beaucoup par Locke, mais beaucoup plus par le docteur Hartley, qui a jeté sur la théorie de l'esprit une lumière plus féconde que n'a fait Newton sur la théorie du monde naturel 21

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Or Hume, avant Hartley, dans son « Traité de la Nature Humaine », paru en 1738, puis dans son «< Enquête sur l'Entendement Humain », avait essayé déjà d'interpréter tous les phénomènes de la vie mentale en se fon

dant sur le principe de l'association des idées ; et Hume est un penseur infiniment plus pénétrant que Hartley. Malgré cela, ou peut-être même à cause de cela, sa philosophie renferme une ambiguïté fondamentale, qui fera toujours hésiter les doctrinaires de l'associationisme à le tenir pour leur maître.

Hume, assurément, nous offre son traité comme << une tentative pour introduire la méthode expérimentale dans le traitement des sujets moraux 22 ». Il veut faire, pour la philosophie morale, ce que Newton a fait pour la philosophie naturelle, et croit avoir découvert, avec le principe de l'association, «un genre d'attraction auquel on trouvera, dans le monde mental, des effets aussi extraordinaires que dans le monde matériel, et 'des manifestations aussi variées 23 ». Les phénomènes psychologiques s'attirent les uns les autres, sont soumis, selon la déclaration formelle de Hume, à des relations de causalité : « la conjonction constante de celles de nos perceptions qui se ressemblent est une preuve convaincante que les unes sont les causes des autres 24 Car l'établissement d'une science morale suppose le déterminisme moral : le principal emploi de l'histoire n'est-il pas « de découvrir les principes constants et universels de la nature humaine, en nous montrant les hommes dans les circonstances et les situations les plus variées, et nous fournissant les matériaux grâce auxquels nous pourrons former nos observations et devenir familiers avec les ressorts normaux de l'action et de la conduite humaines 25 »? Et toute espèce d'action

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