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et simplement, à présenter chacun de ces sentiments. comme étant à soi-même son fondement et sa règle 131 ». Si chaque individu essaie d'imposer aux autres ses préférences instinctives et irraisonnées, le principe arbitraire est un principe despotique; mais il n'y a point de place, dans la science, pour l'autoritarisme, pour ce que Bentham appelle, par allusion à l'autòs ëça des Pythagoriciens, l'« ipsedixitisme ». Si les individus s'accommodent d'avoir chacun son criterium, sa manière de juger et de sentir en morale, le principe arbitraire est un principe anarchique mais il n'y a pas de place, dans la science, pour le subjectivisme, pour ce que Bentham appelle le « sentimentalisme » 132.

Bref, le principe de l'utilité seul, à l'exclusion du principe ascétique et du principe sentimental, peut servir de critérium en morale et en législation, fonder une science sociale. « L'arithmétique et la médecine sont les branches de l'art et de la science, où le législateur, dans la mesure où le maximum de bonheur est l'objet de ses tentatives, doit chercher ses moyens d'action, - les peines et les pertes de plaisir produites par un acte malfaisant correspondant aux symptômes que produit la maladie 133»; et c'est effectivement de l'analogie de ces deux sciences que s'inspire Bentham. En posant les règles de son arithmétique morale 134, il travaille à constituer, en quelque sorte, une morale mathématique analogue à la physique mathématique. En cherchant le principe d'une classification naturelle des motifs et des délits, il procède comme le médecin

qui classe les maladies; ou encore, pour demeurer dans le même ordre de sciences, il procède comme le botaniste, qui classe les genres et les espèces, comme le chimiste qui veut donner une langue à la science nouvelle, créer une nomenclature scientifique. La botanique, la chimie135 n'ont-elles pas été, pour Bentham, des sciences de prédilection?

Comment appliquer le calcul aux choses de la morale? Les fins que le législateur a en vue, ce sont le plaisir et l'absence de peine: il faut donc qu'il en connaisse la valeur136. Les instruments qu'il doit employer à produire ces fins, ce sont encore les plaisirs et les peines; les quatre sanctions que Bentham énumère, politique, morale, religieuse et physique, se ramènent toutes à la dernière 137, consistent toutes dans l'espérance de certains plaisirs, dans la crainte de certaines peines, dont il importe, à ce point de vue encore, qu'il connaisse la valeur. Donc, la science de la législation suppose, pour condition première, qu'une comparaison quantitative des plaisirs soit possible. Les règles de ce calcul, tous les moralistes anglais, depuis Hobbes jusqu'à Bentham, ont contribué, chacun pour sa part, à les élaborer : Bentham achève l'œuvre collective. Pour une personne considérée en elle-même, la valeur d'un plaisir ou d'une peine, considérés en soimême, sera plus ou moins grande, selon les circonstances suivantes: 1° son intensité; 2° sa durée; 3° sa certitude ou son incertitude; 4° sa proximité ou son éloignement. Ce sont, dira Bentham, les quatre éléments,

ou encore les quatre dimensions, du plaisir ou de la peine. Mais la valeur d'un plaisir ou d'une peine, considérés par rapport aux plaisirs et aux peines dont ils peuvent être suivis ou accompagnés, varie selon deux circonstances nouvelles : sa fécondité, la chance qu'il présente d'être suivi de sensations du même genre; sa pureté, la chance qu'il présente de n'être pas suivi de sensations du genre opposé 138. A ces six éléments, il faudra en ajouter un septième, si l'on envisage non plus une personne considérée en elle-même, mais un certain nombre de personnes, à savoir l'extension, c'est-à-dire « le nombre de personnes à qui le plaisir s'étend, en d'autres termes, qui en sont affectées». Grâce à la connaissance de ces éléments, la formule du plus grand bonheur du plus grand nombre prend une signification scientifique. Bentham a essayé de définir, jusque dans le détail, les règles de son arithmétique morale. Tous les nombres sur lesquels elle opère ne sont pas de même nature. L'intensité d'un plaisir a un minimum : le plus faible degré de plaisir qui se laisse distinguer d'un état d'insensibilité. La durée d'un plaisir a un minimum : la moindre portion de durée qui soit perceptible à la conscience. A partir de leur minimum pris comme unité, l'intensité et la durée d'un plaisir sont des grandeurs susceptibles de croître sans limite. La proximité d'un plaisir a pour maximum la réalité actuelle de ce plaisir. La probabilité d'un plaisir a pour maximum la certitude absolue qui appartient à un plaisir actuellement éprouvé.

A partir de ce maximum pris pour unité, la proximité et la certitude d'un plaisir sont des grandeurs qui décroissent sans limite. Les degrés d'intensité et de durée doivent donc s'exprimer par des nombres entiers, et les degrés de proximité et de certitude par des fractions. En outre, toutes les opérations de l'arithmétique morale ne sont pas de même nature. On additionne les plaisirs de valeurs diverses; mais on multiplie la valeur d'un plaisir donné par le nombre des individus qui l'éprouvent; on multiplie entre eux les éléments qui constituent la valeur : les nombres qui expriment l'intensité par ceux qui en expriment la durée, les nombres qui expriment la grandeur par ceux qui en expriment la proximité ou la probabilité 139. Sans doute, Bentham n'espère pas que cette méthode de calcul puisse être appliquée, dans sa rigueur, à tous les jugements d'approbation et de désapprobation morales, à tous les actes législatifs. Mais on peut l'avoir toujours présente à l'esprit mieux on s'y conformera, plus on donnera à la morale le caractère d'une science exacte 140

L'hypothèse sur laquelle repose la théorie du calcul des plaisirs et des peines, c'est que tous les plaisirs et toutes les peines sont comparables sous le rapport quantitatif. Or, lorsqu'il s'agit de la quantité extensive, il faut que les objets étudiés soient homogènes pour être comparables. Bentham admet cependant que les plaisirs (comme aussi les peines) sont hétérogènes entre eux, constituent des espèces distinctes, et est

amené, dès lors, à concevoir la science de la législation comme une science de classification et non plus comme une science de calcul. Après avoir présenté «< ce qui appartient pareillement à toutes les sortes de plaisirs et de peines », il en vient à « montrer, chacune isolément, les diverses sortes de peines et de plaisirs 141 Il distingue quatorze plaisirs simples, douze peines simples, et demande, d'ailleurs, qu'on distingue, parmi ces sentiments de plaisir et de peine, ceux qui, supposant un plaisir ou une peine, éprouvés par une autre personne, peuvent être appelés extra-personnels (extraregarding), et ceux qui, ne supposant rien de semblable, peuvent être appelés personnels (self-regarding). Ainsi se trouvera vérifiée, d'une manière inattendue, une idée maîtresse de la nouvelle morale, la thèse de la prédominance de l'égoïsme: car, si l'on excepte les quatre classes constituées par les plaisirs et les peines de la bienveillance et de la malveillance, tous les sentiments de plaisir et de peine que Bentham énumère sont des sentiments personnels 142.

Or, sur quel principe toute cette classification est-elle fondée ? Il peut sembler, à première vue, que ce soit une classification par les causes; mais Bentham lui-même nous interdit de l'interpréter ainsi. « Ce qui fait, nous dit-il, qu'une somme de plaisirs est regardée comme consistant dans un seul plaisir complexe, plutôt que dans divers plaisirs simples, c'est la nature de la cause stimulante. Tous les plaisirs qui sont excités à la fois par l'action de la même cause sont de nature à être

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