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loi. Par le principe de l'utilité, on entend le principe qui approuve ou désapprouve une action quelconque, selon la tendance qu'elle paraît avoir à augmenter ou diminuer le bonheur de la partie intéressée; ou, ce qui revient au même, à favoriser ou à contrarier ce bonheur. Je dis d'une action quelconque et, par suite, non seulement de tous les actes d'un particulier, mais de toute mesure gouvernementale ». Deux points sont à retenir dans cette définition, qui donnent à l'œuvre de Bentham son véritable caractère.

D'une part, Bentham distingue aussi peu que possible entre le problème moral et le problème législatif. « Par la main de la raison, écrit-il, ou de la loi », et encore: << tous les actes d'un particulier et toutes les mesures de gouvernement ». La morale et la législation ont même principe, même méthode. La morale, au sens large, peut être définie « l'art de diriger les actions des hommes en vue de la production de la plus grande quantité possible de bonheur, pour ceux dont l'intérêt est en vue 124 ». Ou bien donc l'homme dont je me proposerai de diriger les actions, ce sera moi-même; alors la morale sera l'art du gouvernement de soi, ou la morale privée. Ou bien les hommes dont je dirigerai les actions seront des hommes autres que moi-même. S'ils ne sont pas adultes, l'art de les gouverner s'appelle l'éducation, ellemême privée ou publique. S'ils sont adultes, l'art de diriger leurs actions en vue de produire le plus grand bonheur du plus grand nombre relève soit de la légistation, si les actes du gouvernement sont de nature per

manente, soit de l'administration, s'ils sont de nature temporaire, s'ils sont commandés par les circonstances.

Bentham semble donc, assurément, faire de la législation une branche particulière de la morale; mais on voit en quel sens il entend la morale, et pourquoi on est autorisé à dire qu'il confond les notions de morale et de législation. Il est le disciple d'Helvétius, malgré les tempéraments que son bon sens apporte à une doctrine paradoxale; et la morale présente pour lui un caractère impératif, gouvernemental, ou encore, si l'on veut, il se rallie au principe de l'utilité sous la forme spécifique du principe de l'identification artificielle des intérêts. La science de la nature humaine permet de vaincre la nature humaine dans l'intérêt des hommes, de même que, dans l'intérêt des hommes, la science de la nature physique permet de vaincre la nature physique. Et il écrit encore, dans un langage directement inspiré d'Helvétius, « que c'est l'affaire du gouvernement de travailler à accroître le bonheur social, en punissant et en récompensant 125 ». Et encore : « Le magistrat joue le rôle de tuteur à l'égard de tous les membres de l'État, par la direction qu'il donne à leurs espérances et à leurs craintes. A la vérité, sous un gouvernement scrupuleux et attentif, le précepteur ordinaire, le père luimême, n'est,en quelque sorte, que le délégué du magistrat, dont l'influence dominatrice, différente à cet égard de celle du précepteur ordinaire, suit chaque homme jusqu'à sa mort 126. »

D'autre part, la fin que se propose Bentham, c'est de

LA MORALE COMME ART ET COMME SCIENCE. 41

fonder, pour la première fois, l'art de la morale et de la législation sur une science objective des mœurs. Le principe de l'utilité diffère des autres préceptes moraux, qui ont été successivement proposés, en ce qu'il énonce non pas une préférence subjective du moraliste, mais une vérité de fait, une loi objective de la nature humaine. Il n'est pas susceptible d'une preuve directe: car ce qui sert à prouver tout le reste ne peut soimême être prouvé. Mais c'est un fait d'observation qu'il n'y a pas ou qu'il n'y a jamais eu de créature humaine vivante assez stupide ou pervertie pour ne s'y être pas rapportée dans beaucoup, sinon dans la plupart, des occasions de la vie. C'est un principe que les hommes adoptent et appliquent en général sans y penser. Le principe sera dès lors susceptible au moins d'une preuve indirecte. On peut prouver que « lorsqu'un homme essaie de combattre le principe de l'utilité, c'est avec des arguments empruntés, sans qu'il s'en rende compte, à ce principe même. Ses arguments, s'ils prouvent quelque chose, ne prouvent pas que ce principe soit faux, ils prouvent que, dans les applications qu'il suppose en être faites, il est mal appliqué 127 ». Mais le principe de l'utilité approuve ou désapprouve les actions selon leur tendance à augmenter ou diminuer le bonheur des individus considérés. Par conséquent, dire que tous les hommes se réfèrent inconsciemment au principe de l'utilité, c'est dire que tous les hommes considèrent le bonheur comme une quantité, les plaisirs et les peines comme étant des valeurs auxquelles s'appliquent les

opérations arithmétiques, et les fins de l'action humaine comme un objet possible de science. Or cela, qui est postulé par Bentham, n'a certainement pas l'évidence d'un axiome. A l'en croire, énoncer un principe de morale autre que le principe de l'utilité, c'est en révéler le caractère contradictoire, et, par suite, le réfuter. En réalité, réfuter un principe de morale contraire au principe de l'utilité revient, dans la philosophie de Bentham, à démontrer qu'il ne peut servir de fondement à une science sociale.

Voici d'abord le principe de l'ascétisme, qui, nous dit Bentham, «< comme le principe de l'utilité, apprécie les actions humaines, selon la tendance qu'elles paraissent avoir à augmenter ou diminuer le bonheur de la partie intéressée; mais qui, à l'inverse du même principe, approuve les actions dans la mesure où elles tendent à diminuer son bonheur, les désapprouve dans la mesure où elles tendent à l'augmenter 128. » La morale du sacrifice peut-être née de cette observation qu'il convient de sacrifier le plaisir immédiat au plaisir futur : le plaisir reste donc toujours la fin de l'action. Elle peut encore se fonder sur ce qu'il faut sacrifier l'intérêt des individus à l'intérêt public; mais qu'est-ce, demande Bentham, que l'intérêt public, sinon la somme des intérêts individuels? Le principe de l'ascétisme ne peut pas servir de fondement à la science du gouvernement, il n'est pas susceptible d'universalisation : quelque mérite qu'un homme ait pu croire qu'il y avait à se rendre malheureux, il ne semble pas qu'il

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soit jamais venu à l'esprit de personne, qu'il peut y avoir mérite, encore moins obligation, à rendre les autres hommes malheureux; cependant, il apparaîtrait, que si une certaine quantité de malheur était une chose. si désirable, peu importerait qu'elle fût imposée par un homme à soimême, ou par un homme à un autre homme 129

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Autre principe opposé au principe de l'utilité : c'est celui que Bentham appelle le principe de sympathie et d'antipathie, celui qu'il appelle encore le principe capricieux ou principe arbitraire. Sous ce chef, Bentham groupe tous les principes, à l'exclusion du principe ascétique, que les philosophes ont successivement proposés pour fonder la morale. Or, ou bien ces principes divers se ramènent au principe de l'utilité : la raison, par exemple, signifie l'obligation de viser au plus grand bonheur du plus grand nombre, le droit, ce qui est conforme à l'utilité, les lois naturelles, les prescriptions ou << dictées» de l'utilité. Mais alors à quoi bon ces expressions. détournées, ou métaphoriques 130? Ou bien le principe de sympathie et d'antipathie, sous toutes ses formes, est un principe nominal, et non réel il constitue moins un principe positif qu'il ne signifie l'absence complète de principe. « Ce que l'on s'attend à trouver dans un principe, c'est la marque d'une considération extérieure, capable de contrôler et de diriger les sentiments internes d'approbation et de désapprobation : cette attente est mal remplie par une proposition qui se borne, purement

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