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vertueux tout l'art du législateur consiste à forcer les hommes, par le sentiment de l'amour d'eux-mêmes, d'être toujours justes les uns envers les autres 81 Toute l'étude des moralistes consiste à déterminer l'usage qu'on doit faire des récompenses et des peines, et le secours qu'on en peut tirer pour lier l'intérêt personnel et l'intérêt général. Dans cette union, Helvétius voit « le chef-d'œuvre que doit se proposer la morale 82 »; et, avec plus de précision encore, il trace, comme il suit, le programme même que Bentham essaiera bientôt de remplir: « C'est à l'uniformité des vues du législateur et à la dépendance des lois entre elles que tient leur excellence. Mais, pour établir cette dépendance, il faut pouvoir les rapporter toutes à un principe simple, tel que celui de l'utilité du public, c'est-àdire du plus grand nombre d'hommes soumis à la même forme du gouvernement principe dont personne ne connaît toute l'étendue ni la fécondité; principe qui renferme toute la morale et la législation 83».

Avant de se propager en Angleterre, la doctrine d'Helvétius s'est propagée en Italie, où Beccaria essaie, dans un livre fameux, d'appliquer systématiquement les principes de la philosophie d'Helvétius à la matière du droit pénal 84. Le « Traité des Délits et des Peines » paraît en 1764; la traduction française de Morellet, en 1766; la première traduction anglaise, en 1767. Bentham est le disciple de Beccaria, comme il est le disciple d'Helvétius, D'une part, il pousse plus loin que n'avait fait Beccaria l'application du principe de l'uti

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lité à la solution des problèmes juridiques, projette et commence de rédiger un Code Universel, rédige tout un Code Pénal; et son « Introduction » a dû être intitulée <<< Introduction à un Code Pénal 85 », avant de recevoir un titre visiblement emprunté à Helvétius. D'autre part, il se sert de diverses observations, éparses dans le petit traité de Beccaria, pour donner une rigueur mathématique aux principes de la philosophie de l'utilité; y trouve, un peu plus explicite que chez Helvétius, sa formule du « plus grand bonheur du plus grand nombre », la massima felicità divisa nel maggior numero dans l'analyse, instituée par Beccaria, des éléments qui font la gravité de la peine: intensité et durée, proximité et certitude, il aperçoit les premiers éléments de son calcul moral87. « O mon maître, s'écrie-t-il, premier évangéliste de la raison, toi qui as élevé ton Italie si au-dessus de l'Angleterre, et j'ajouterais de la France, si Helvétius, sans écrire sur les lois, ne t'avait pas déjà aidé, ne t'avait pas fourni tes idées fondamentales, toi qui parles raison sur les lois, alors qu'en France on ne parlait que jargon, lequel, cependant, comparé au jargon anglais, était la raison même, toi qui as fait des excursions si fréquentes et si utiles dans le sentier de l'utilité, que reste-t-il à nous autres? de ne nous en écarter jamais 88». Nul penseur n'a été moins soucieux que Bentham de dissimuler ce qu'il emprunte à ses devanciers, à ses contemporains, à son siècle.

Enfin, dans le moment même où Bentham va chercher des inspirateurs en France et en Italie, la

morale de l'utilité, depuis longtemps préparée, et énoncée sous des formes constamment plus parfaites par des penseurs tels que Gay, Hutcheson, Hume et Brown, continue à se développer en Angleterre, autour de Bentham. Les idées fondamentales sur lesquelles sa philosophie va reposer sont déjà les idées courantes des contemporains de sa jeunesse; et c'est une chose curieuse que, vers cette époque, la doctrine de l'utilité trouve en Angleterre son expression presque définitive, chez deux écrivains populaires qui sont deux hommes d'église, le dissident Priestley et l'anglican Paley.

Priestley, dans un essai, publié en 1768, << sur les premiers principes du gouvernement, et sur la nature de la liberté politique, civile et religieuse », propose d'adopter, à titre de « grand criterium » pour trancher toutes les questions de politique, « le bien et le bonheur des membres, c'est-à-dire de la majorité des membres d'un État ». Il s'étonne que l'idée ait échappé jusqu'ici à tant d'écrivains; car «< cette unique idée générale, convenablement suivie, jette le plus grand jour sur le système entier de la politique, de la morale... » ; il ajoute même « de la théologie 89 » : car on ne peut considérer Dieu comme animé par une autre préoccupation que celle du bonheur de ses créatures. Mais ce penseur bizarre, cet hérétique de profession, déterministe, matérialiste, négateur de la divinité de Jésus, et cependant prêtre chrétien, d'ailleurs historien fécond, agitateur politique, grand chimiste, «Priestley-Protée 90 »>, comme on l'appelle, manque de l'esprit de suite nécessaire pour

entreprendre, dans la solitude et la méditation, l'application systématique du principe qu'il a découvert ou pense avoir découvert. Est-ce même à lui que Bentham a emprunté la formule du « plus grand bonheur du plus grand nombre 91»? Bentham l'affirme quelque part 92; mais il affirme ailleurs l'avoir trouvée chez Beccaria; il pouvait l'avoir trouvée chez Helvétius. Il est naturel qu'une idée courante tende, un peu de tous côtés, à s'exprimer par les mêmes formules.

Paley, qui peut, lui aussi, avoir emprunté à Priestley l'idée maîtresse de son livre, applique, en 1785, dans ses < Principes de philosophie morale et politique », le principe de l'utilité aux problèmes de morale et de théologie. Il définit le bonheur, une somme de plaisirs, qui diffèrent seulement par la durée et l'intensité, ou, plus exactement, comme l'excès d'une somme de plaisirs sur une somme de douleurs 93. Il tient que les actions morales diffèrent des actions immorales par leur tendance, et que le criterium du droit, c'est l'utilité 94. Quant au problème de savoir comment l'intérêt public et l'intérêt privé se trouvent liés ensemble, il le résout, comme autrefois Gay, par le recours à un Dieu rémunérateur et vengeur 5. L'ouvrage devient rapidement le manuel classique de morale à l'Université de Cambridge, où Paley professa sept ans de suite, où l'on enseigne depuis longtemps la philosophie de Locke 96, où l'on enseignera désormais « Locke et Paley ». Paley restera pendant un demi-siècle le représentant attitré de la morale de l'utilité. On dénoncera les « Paleyens » bien

avant de dénoncer les « Benthamites 97 ». Même en 1828, Austin, disciple de Bentham, s'inspirera visiblement, dans la partie philosophique de ses leçons de droit, des << Principes » de Paley plus que de l'« Introduction » de Bentham. Plus tard encore, Coleridge enveloppera dans une même réprobation ceux qu'il appellera ironiquement «<les sages de la nation », non pas Bentham et

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Les amis de Bentham s'émeuvent du succès qu'obtient le livre nouveau; ils s'impatientent de l'incroyable paresse de Bentham à faire imprimer ses manuscrits, à faire paraître les épreuves imprimées de ses œuvres. Depuis 1772 il travaille à un grand ouvrage, qui doit réformer la science du droit 99. En 1775, il considère comme très avancé le « Plan d'un Digeste», en d'autres termes d'un Code intégral, et, comme touchant à sa fin, un « Commentaire des Commentaires », où il réfute tout le système du grand jurisconsulte anglais Blackstone 100. Mais, en 1776, il se borne à détacher quelques pages de ce dernier ouvrage et à publier le « Fragment sur le Gouvernement !01 », où il discute, chez Blackstone, les principes du droit constitutionnel. Cependant, il ne cesse d'écrire, travaille maintenant à des « Éléments critiques de la Jurisprudence », très avancés déjà en 1776 102. Mais c'est le moment où la réforme des prisons se discute à Londres : dans un Aperçu sur le Hard Labour Bill », il se contente de publier, en 1778, une application très particulière des principes fondamentaux de sa théorie des peines 103 à

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