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travail n'est plus pour lui, comme pour Hutcheson", une cause, mais un effet de l'échange, et par là se trouve vérifiée la thèse fondamentale, selon laquelle le bien général n'est pas l'objet conscient, mais le produit en quelque sorte automatique des volontés particulières. Car la division du travail, avec l'opulence générale qui en dérive, ne résulte pas d'un calcul de la « prudence », ou de la « sagesse » humaine. « Elle est la conséquence nécessaire, quoique graduelle et très lente, d'un certain penchant de la nature humaine qui ne poursuit pas une utilité aussi étendue le penchant à troquer, à échanger une chose contre une autre ». Penchant que l'on peut considérer lui-même, soit comme primitif, soit bien plutôt comme étant « la conséquence nécessaire des facultés du raisonnement et du langage », ou, comme disait Adam Smith dans son Cours, de ce « désir de persuader qui est si prédominant dans la nature humaine ». Penchant ignoré de tous les animaux, commun à tous les hommes, et par qui s'opère la conciliation immédiate de l'intérêt général et des intérêts privés. La division du travail ne constitue donc pas non plus, comme pour Hume 12, un lien social, analogue à l'« union des forces », et dont il faut tenir compte, au même titre que des autres formes de la coopération sociale. Car la coopération réfléchie à une même tâche suppose, de la part des collaborateurs, une disposition constante au sacrifice; mais il en est autrement de la coopération qui se fait par l'échange et la division du travail. L'individu qui

propose à son semblable un échange ne fait pas appel à sa bienveillance, ni même à l'intérêt qui pourra être, pour la société, le bénéfice lointain de la collaboration, et compenser tels ou tels inconvénients passagers de l'assistance mutuelle qu'il se prêtent; c'est en s'adressant à son égoïsme qu'il le persuade13. Pour présenter un aspect paradoxal, l'observation n'en est pas moins exacte. Dans la mesure où les hommes s'entendent pour accomplir en commun des actes identiques, ily a constamment divergence entre les intérêts particuliers et l'intérêt général. Dans la mesure où les hommes accomplissent, chacun en particulier dans son intérêt propre, des actes différents, l'identité des intérêts particuliers est absolue. L'échange différencie constamment les tâches de tous les individus, considérés comme producteurs ; il égalise constamment les intérêts de tous les individus, considérés comme consommateurs. Telle est la forme prise en matière d'économie politique, par l'individualisme utilitaire.

L'échange, voilà donc le plus simple et le plus typique de tous les phénomènes sociaux; voilà la cause première de l'harmonie des égoïsmes; or, selon quelle règle s'accomplit l'échange? Il faut d'abord, évidemment, que l'objet échangé soit utile. Mais son utilité est la condition nécessaire seulement, et non pas suffisante, de la valeur qu'il peut présenter en échange. Un objet très utile, mais existant en quantité pratiquement indéfinie et de nature à ne pouvoir pas être approprié par un individu - tel que, par exemple, l'air ou l'eau

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n'a pas de valeur échangeable 11. Un individu A possède une certaine quantité d'un objet dont il n'a pas besoin, et dont peut-être un individu B a besoin. Un individu B possède une certaine quantité d'un objet dont il n'a pas besoin, et dont peut-être un individu A a besoin. Pour vérifier quels sont leurs besoins respectifs, ils se mettront en rapport; le marché naîtra de la comparaison de leurs besoins, chacun s'efforçant de persuader l'autre qu'il a besoin des produits apportés par lui sur le marché. Mais la comparaison elle-même ne se peut effectuer qu'indirectement. C'est la quantité de produits apportée par A ou par B qui, de chaque côté, représentera l'offre, la quantité de produits apportée par B ou par A, la demande. Le rapport de l'offre et de la demande constitue la valeur échangeable d'un produit. Si, l'offre restant une quantité fixe, la demande varie, la valeur échangeable varie dans le même sens que la demande. Si, la demande restant une quantité fixe, l'offre varie, la valeur échangeable varie dans le même sens que l'offre. Ainsi se définissent les variations de la valeur courante ou marchande.

L'analyse de la valeur, parvenue à ce point, reste pourtant incomplète. Nous supposons une certaine quantité de produits apportée sur le marché, et donnée. Selon que cette donnée est plus ou moins grande, la valeur échangeable varie en fonction d'une variable indépendante. Enfin, par hypothèse, on peut indifféremment considérer comme variable indépendante, ou comme quantité fixe, soit l'offre soit la demande. Mais,

pour présenter les choses sous cet aspect, il faut considérer l'offre et la demande comme consistant en deux quantités d'objets matériels, apportés sur le marché, ou, si l'on veut, comme exprimées par ces deux quantités. N'est-il pas permis de chercher, cependant, pour quelle raison telle quantité déterminée, et non telle autre, a été apportée de chaque côté ? Dans la notion même de demande un élément psychologique est impliqué une demande, c'est un désir ou un besoin. Faut-il donc placer, en face de l'offre, quantité objective, la demande, élément psychique, qui ou bien n'est pas mesurable, ou bien n'est pas mesurable par les mêmes procédés que l'offre? En réalité, la notion d'offre se résout dans la notion de demande; de sorte qu'en fin de compte nous avons affaire non à deux offres d'une même quantité de produits, mais à deux besoins psychologiques, à deux demandes. Suivant donc que l'on considérera, dans un marché, l'un ou l'autre des côtés comme constituant la demande, c'est la demande qui réglera l'offre. Si je travaille et continue à travailler pour produire au delà de ce qu'exige mon besoin, c'est que je sais, ou crois savoir, qu'il y a une demande pour ce superflu, et la quantité de travail que j'ai dépensé pour produire l'objet peut servir de règle à mes exigences vis-à-vis du demandeur. Ou encore, ce qui revient à exprimer la même idée sous une autre forme, nous sommes instinctivement portés à considérer l'échange comme consistant dans le troc d'un produit contre un autre. Tel est, en effet, l'aspect sous lequel

les choses se présentent d'abord. L'échange, et par suite la comparaison, se fait plus souvent entre objets et objets qu'entre un objet et du travail. « Il est plus naturel, nous dit Adam Smith, d'estimer la valeur échangeable d'un objet par la quantité de quelque autre objet que par celle du travail qu'il peut acheter. En outre, la plupart des gens comprennent mieux ce qu'on entend par une quantité d'un objet particulier, que par une quantité de travail 5. » C'est là cependant une vue superficielle et inexacte des choses. Tout échange est essentiellement échange non d'un objet contre un objet, mais d'une peine contre un plaisir, de la peine de se séparer d'un objet utile contre le plaisir d'acquérir un objet plus utile : la valeur économique réside essentiellement dans cette équivalence 16. Mais alors le travail qui a servi à produire l'objet et qui consiste à prendre de la peine pour obtenir un plaisir, ne peut-il pas être considéré comme le type même de l'échange, la notion d'échange dans sa pureté ne supposant pas une dualité d'individus, mais seulement la comparaison d'une peine avec un plaisir? « Le prix réel de toute chose, ce que toute chose coûte réellement à l'homme qui veut l'acquérir, c'est le labeur et la peine de l'acquérir... Le travail fut le premier prix, la monnaie originelle qui fut payée pour toutes choses. Ce ne fut pas avec de l'or ou de l'argent, mais avec du travail, que toute la richesse du monde fut achetée à l'origine 17.» Produire, c'est travailler, échanger une peine contre un plaisir; échanger, c'est travailler encore, pro

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