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sociale ne suppose-t-elle pas comme possible l'établissement d'une science sociale? Toutes les lois, fondées sur des récompenses et les peines, supposent que les mobiles de l'espérance et de la crainte exercent sur l'esprit une influence régulière et uniforme capable de produire les actions bonnes et de prévenir les actions mauvaises. « Si grande, nous dit Hume, est la force des lois et des formes particulières de gouvernement, elle dépend si peu des variations d'humeur et de caractère des individus, que, parfois, on peut en déduire des conséquences presque aussi générales et aussi certaines que toutes celles que peuvent nous donner les sciences mathématiques 26 ». Quel penseur manifesta jamais plus de confiance en la raison humaine? Quel savant crut jamais plus fermement à la possibilité de transformer la science théorique en science pratique ?

Mais, à côté de cette tendance systématique, on rencontre, chez Hume, une tendance qui la contredit. Il existe assurément des lois, ou, si l'on veut des «< principes 27 », pour respecter la terminologie de Hume, qui unissent les images entre elles: le principe d'association par ressemblance, notamment, et le principe d'association par contiguïté. Mais leur action n'est ni infaillible ni exclusive. Ce sont des principes « généraux » qui mettent entre les idées des connexions << faibles>> et laissent place à l'indétermination dans l'enchaînement des phénomènes psychologiques. Il n'y a pas, entre les idées, de connexions inséparables; et Hume ne se lasse pas d'insister << sur la liberté que possède l'imagination

de transposer et changer ses idées 28 ». C'est seulement en apparence que la liaison des effets avec leurs causes, fondement du déterminisme universel, apparaît comme moins lâche que les associations d'images contiguës et semblables: Hume analyse l'association de la cause avec l'effet et n'y trouve rien qu'une complication des associations par ressemblance et par contiguïté : donc elle participe de leur indétermination. L'ordre de la nature est un produit de l'imagination; la raison, un instinct merveilleux et inintelligible, qui, sans l'effet de l'habitude, devrait être une source perpétuelle d'étonnement 29. Mais alors le fruit de la réflexion philosophique ne serat-il pas de détruire les croyances naturelles, de paralyser l'instinct? Nullement, et la dernière démarche du raisonnement consiste bien plutôt à comprendre que le scepticisme peut être pensé, non vécu, que la raison est insignifiante, lorsqu'on la compare à l'instinct qui fait vivre. Si donc le doute sceptique qui porte sur la raison et les sens est une maladie incurable, cependant, puisqu'il naît de la réflexion, on pourra le faire décroître en affaiblissant l'effort de la réflexion : « l'incuriosité et l'inattention seules peuvent nous fournir un remède au scepticisme, et je me repose entièrement sur elles 30 ». Chez Montaigne, on trouverait des expressions équivalentes. En fait, avec plus de dialectique et d'analyse, avec moins d'érudition, Hume est à bien des égards le Montaigne anglais; il est à Kant ce que Montaigne fut à Pascal. L'associationisme est, chez lui, une philosophie contre les philosophes, une série de raisonnements

tournés contre le raisonnement lui-même, un irrationalisme.

Il y a donc bien dualisme dans la méthode de Hume. Par un côté, sa méthode est rationaliste. Il cherche à déterminer des causes et des lois dans l'univers moral, analogues au principe physique de l'attraction universelle. Il est le fondateur des sciences morales que toute une école va travailler à organiser, sous forme déductive et systématique. C'est de lui que procède le dogmatisme associationiste, c'est de lui que procède encore la doctrine économique d'Adam Smith, son compatriote, son ami et son disciple. Mais, d'un autre côté, il passe universellement pour un sceptique, qui cherche à bannir de l'univers la notion de nécessité, et, loin de travailler à créer des sciences nouvelles, vient détruire l'apparence scientifique et rationnelle des disciplines déjà constituées. D'ailleurs la critique de Hume ne tend en aucune manière à paralyser et suspendre l'action. C'est plutôt, en fin de compte, la réflexion que Hume condamne, précisément parce qu'elle paralyse les facultés d'action. La persistance de la vie, en dépit des contradictions de la raison, prouve, empiriquement, que l'optimisme n'est pas enchaîné au rationalisme, et qu'il est bon de se fier à l'instinct, de s'abandonner à la nature, sans être dupe d'aucune illusion logique, sans confondre la nature avec la providence, ni l'instinct avec la raison. La philosophie de Hume est moins un scepticisme qu'un naturalisme. D'où la défiance que son nom

inspirera toujours à une école de doctrinaires. Sans doute Bentham le tient pour un de ses maîtres. Mais l'opinion arrêtée de Priestley, dans le traité qu'il consacre, en 1774, à réfuter la philosophie du sens commun, c'est que Hume, par son affectation de scepticisme, a compromis la saine doctrine de Locke et de Hartley 3. Cinquante ans plus tard, James Mill, disciple attitré de Bentham, en même temps qu'il accordera à Hume l'honneur d'avoir fait une grande. decouverte », déplorera qu'après quelques « développements brillants », il se soit égaré il se soit égaré « à la recherche d'un petit nombre de résultats surprenants ou paradoxaux 32 ». Le conflit entre deux tendances, l'une rationaliste, l'autre naturaliste, n'en est pas moins réel, dans la logique même de l'associationisme : nous le verrons se reproduire sans cesse, dans le grand mouvement d'idées dont nous entreprenons l'étude.

Mais les philosophes qui appartiennent à ce mouvement sont, avant tout, des réformateurs pratiques : dans le principe de l'association des idées, ils cherchent un point d'appui pour la constitution d'une science sociale, à la fois théorique et susceptible d'être convertie en un art. Si Gay, dans sa dissertation, avait proposé d'étendre le principe de l'association à l'explication de tous les phénomènes psychologiques, c'est en vue de constituer une philosophie morale, fondée sur ce qu'il aurait déjà pu appeler le principe de l'utilité mais la dénomination se rencontre, pour la pre

mière fois, dans les écrits de Hume; et c'est à Hume que Bentham fait honneur, dans son premier ouvrage, le «< Fragment sur le Gouvernement », paru en 1776, de la découverte du principe 33. Or, Hume peut, à juste titre, être tenu pour un précurseur de la morale utilitaire; cependant, il ne saurait pas plus être tenu pour avoir été le fondateur de l'utilitarisme doctrinal, que de l'associationisme doctrinal.

D'une part, en effet, Hume n'entend pas la science même de la morale au sens où l'entendront les moralistes utilitaires. Sans doute, il procède en newtonien : il se propose expressément d'appliquer la « méthode. expérimentale » à l'analyse de la notion de mérite personnel. S'il peut établir une relation de coexistence entre la distinction du bien et du mal et quelque autre distinction psychologique définie, relation telle que les deux distinctions varient ensemble, dans la même proportion et sous l'action des mêmes causes, il croit pouvoir conclure à l'identité de l'une et de l'autre. La loi générale permettra de rendre compte des phénomènes, même lorsqu'ils semblent divers, même lorsqu'ils semblent contradictoires 34. « Le Rhin coule vers le Nord, le Rhône coule vers le Sud; tous deux prennent cependant leur source dans la même montagne, et sont entraînés dans des directions opposées par le même principe de gravité ». L'analogue du principe de l'attraction universelle, c'est, en matière de philosophie morale, le principe de l'utilité nous disons, en fait, d'une action qu'elle est moralement louable, dans la mesure

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